Le tiers exclu (V): des dispositifs architecturaux anti-SDF
Ou comment la société, la française en particulier, institue un développement séparé parvenant à être revendiqué par ceux-là mêmes qui sont exclus.
- Le tiers exclu (I): l’apartheid social
- Le tiers exclu (II): la fabrique du consentement à la misère
- Le tiers exclu (III): le pauvre qui cache la forêt
- Le tiers exclu (IV): prolégomènes à une critique de la raison socio-politique
- Le tiers exclu (V): des dispositifs architecturaux anti-SDF
De plus en plus apparaissent dans les grandes villes des dispositifs très subtils destinés à prohiber aux SDF l’accès à certains lieux. Le fil barbelé interdit aux vaches d’aller plus loin, les filets posés sur les monuments défend au pigeons de les salir, de même que ces longs pics posés aux alentours des toits. À qui est imperméable au droit, à qui ne comprend pas les « no loitering, no trespassing », on agit avec des moyens physiques, matériels qui interdisent non plus juridiquement une chose, mais mécaniquement.
Les anti-sites : excroissances urbaines anti-SDF se multiplient à Paris (ou ailleurs), et repoussent les démunis vers des zones encore plus inhospitalières.
Cette violence ordonnée, indifférente aux souffrances d’autrui est une réponse silencieuse et paradoxale à l’ultime précarité, en n’améliorant que la qualité de vie des Parisiens dérangés par la misère de France.
En réalité, ces initiatives (collectives, privées, publiques), ne participent qu’à la dégradation des relations humaines, et au triomphe égoïste de l’individualisme.
Survival Group − Les Anti-sites : Archivage d’excroissances urbaines anti-SDF en France.
Le contact entre les agents de la société et les indésirables n’est plus direct – plus de police pour venir enlever ceux qui occupent illégitimement l’espace – mais indirect, par la médiation technique de ces dispositifs – impossible de se vautrer dans sa pisse en ce coin car des barres interdisent l’accès. Autant de murs que la normalité érige dans le dessein de se séparer des populations pathologiques – au même moment où elle célèbre la chute de certains autres.
Il ne s’agit pas là d’une stratégie clairement manifestée. Pas de loi, pas de politique publique, pas d’homme d’état pour nous imposer d’établir ces dispositifs. Mais des initiatives spontanées, dispersées, fragmentaires qui apparaissent çà et là, sans concertation, comme si c’était naturel. Un implicite qui s’installe comme une évidence non discutée – voire non dite et inconsciente -, recommandant de protéger les bâtiments des parias tout comme on les protège des moisissures.
Des initiatives certes éparses, mais derrières lesquelles se dessine donc une stratégie d’ensemble : celle de l’exclusion. Interdire l’accès à certaines cases de l’échiquier urbain en remplissant le vide de – et entre – ses cases ; exclure de cet échiquier, et donc du jeu, de la société. Détruire, enfermer, exiler : voilà trois tactiques possibles, selon Foucault, à la disposition des sociétés pour régler le problème des populations dont elles n’ont pas besoin. Ici, ni destruction, ni enfermement, ni exil, mais un mécanisme beaucoup plus subtil, qui ne passe plus par l’anatomo-politique à laquelle Foucault faisait référence – qui s’emparait directement des corps pour les contraindre – mais par la bio-politique – qui gouverne par une gestion très fine de la liberté.
Le biopouvoir ne force plus ni ne contraint directement les populations à partir ; il incite et invite simplement celles-ci à s’en aller d’elles-mêmes en rendant le seul espace qu’elles pourraient occuper inhospitalier. Parce que l’on ne peut plus s’asseoir ou se coucher, on décide soi-même, on délibère en toute autonomie, on choisit en toute liberté ce qui est le mieux pour soi : aller vivre à l’écart des gens ou dormir sur du barbelé ? L’art de gouverner du biopouvoir passe par la gestion des motifs qui fondent les choix des sujets. On ne force plus quelqu’un à quelque chose qu’il ne souhaiterait pas, mais on configure le réel de telle sorte que l’intérêt du sujet, que le meilleur choix possible, que la seule attitude rationnelle soit d’agir comme on l’entend. Le départ doit être volontaire.
Comme on voit, ces ouvrages n’interdisent pas la recherche de l’esthétique. Dissimulation derrière l’art de la vraie vocation de ces objets ? Selon Kant, la beauté a à être désintéressée, ce qui n’est manifestement pas ici le cas puisqu’il y a là une finalité avec fin. Ces œufs ne sont donc pas beaux, tout au plus agréables. Ils rendent agréable ce qui sert à chasser ces hommes infâmes – et qui ressort éclaboussé par sa raison d’être, tant parce que l’objet renvoie au SDF que parce qu’il donne mauvaise conscience à ceux qui l’utilisent en l’exposant trop explicitement.
Les pics et barres interrogent et renvoient en effet à leur pourquoi ; partant, s’ils chassent physiquement le SDF du lieu, ce dernier reste toutefois présent en tant que cause finale de l’objet ; le nettoyage, la pureté n’est pas parfaite ; il reste cette saleté persistante à éliminer du lieu. Cette cause finale – tant le SDF que le fait qu’on veuille le chasser – interroge : à droite, car il reste du SDF ; à gauche, car cela donne un sentiment de culpabilité.
L’œuf évite ces travers – au moins tente-t-il de les dissimuler – en faisant oublier sa raison d’être, en faisant passer inaperçu le combat latent qui présida à sa présence, en éliminant tout questionnement puisqu’il remplace celui-ci par une expérience esthétique. Sans doute arrive-t-il même à certains de disposer dans des lieux des objets de ce type dans une finalité purement esthétique, sans s’apercevoir que ces ouvrages d’art ne sont pas en fait des œuvres mais des outils. Une stratégie semblable à celle du cheval de Troie : déguiser en oeuvre d’art l’arme que l’on accepterait pas sans ça.
[amtap book:isbn=2266129899]
22 février 2010 à
[…] le même problème que dans la question de la prévention situationnelle, comme avec les dispositifs anti-SDF, où l’on enjolive ce qui est odieux afin que le sentiment d’indignation soit chassé […]