La sophistique de Jean-François Revel
Bien qu’ayant longtemps été très acquis à Revel, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur certains points. Ainsi, dans sa préface à son Anthologie de la poésie française, il nous dit que finalement, les particularités de la langue ne suffisent pas à empêcher l’éclosion de poètes de telle ou telle langue : dire cela, ce serait plutôt une excuse dont on se sert pour justifier un manque de talent.
Cependant, dans son Histoire de la philosophie, il est tout acquis au Cercle de Vienne qui a démontré que les problèmes de l’être de Parmènide n’auraient pas pu se poser de la même manière s’ils ne l’avaient pas été en langue grecque. Idem dans L’obsession anti-américaine : à quoi bon ce passage sur le fait que « l’anglais juxtapose, le français subordonne », que finalement, il est plus facile d’écrire des articles de journalisme en Anglais qu’en Français ?
Su la question du langage, il y a donc une contradiction flagrante entre sa position de L’anthologie, où pour lui, il n’y a pas de différences entre les langues, et sa position de L’obsession, où il y en a une. Est-ce volontaire ? Je trouve que sa préface de L’anthologie est un de ses plus mauvais textes. Mais tout de même, de celui qui est si prompt à dénoncer l’incohérence chez les autres, on pouvait attendre mieux. À moins que Revel fasse du sophisme, utilisant tel argument quand il lui permet d’atteindre sa cible, et tel argument tout à fait contraire pour atteindre une autre. Dans L’anthologie, il s’agit d’attaquer les poètes français en manque de talent cherchant des excuses dans le caractère même de leur langue, alors que dans L’obsession, il s’agit de se justifier, de montrer la difficulté à rédiger un news magasine en français. Mais dans les deux cas, pour celui qui proposait le Serment de Socrate, c’est maladroit et blâmable.
On dira que peut-être, je cherche la petite bête en disant cela. On ne peut pas, à l’aide de deux petites phrases, dans deux ouvrages de Revel, le condamner. D’autres penseurs alignent beaucoup plus d’erreurs. Peut-être.
Toujours est-il que dans Descartes, inutile et incertain, repris dans son Histoire de la philosophie, la position qu’il tient sur Descartes n’est pas des plus objectives. Certes, beaucoup de ce qu’il dit sur Descartes est évidemment vrai. Cependant, il ment par omission, et ne dit pas tout ce que Descartes put apporter à la philosophie. Il ne parle pas des Règles pour la direction de l’esprit, qui est justement un ouvrage à contre-courant des conceptions cartésiennes qu’il attaque ; il ne parle pas de la rupture épistémologique dans la pensée de Descartes, que Bréhier fixe à 1627. Avant cette date, Descartes était un scientifique correct, qui permit de faire avancer la connaissance humaine. Après, il est vrai, Descartes insiste pour faire reposer sa physique sur sa métaphysique. Revel ne parle que de ce deuxième aspect, passant sous silence l’autre partie de Descartes. Pour quelqu’un qui ne cesse de répéter qu’il faut être objectif, qu’il ne faut jamais décomplexifier le réel, cela fait mauvaise figure.
Pareillement, dans cette même Histoire de la philosophie, Revel annonce dans l’introduction qu’il aurait souhaité faire comme un historien dont le nom m’échappe, c’est-à-dire tenter d’écrire cette histoire sans avoir recours aux sources, ou tout du moins, au moins possible. Comment peut-il dire cela, alors que dans bon nombre d’ouvrages, comme dans ses Mémoires, il ne cesse de dire que le philosophe, l’intellectuel, est celui qui va aux sources, celui qui fréquente directement les textes, qui ne cesse de s’interroger sur ce qu’il sait ou croit savoir ?
Peut-être, à force de m’être nourri de Revel, fais-je actuellement un rejet ? Je l’ignore. J’aurai l’occasion de revenir sur le cas Revel.
[amtap book:isbn=2221079736]