La masturbation est-elle un acte égoïste ?
Quoi, à première vue, que de plus égoïste que le plaisir solitaire, cette pratique consistant à « faire l’amour à quelqu’un qu’on aime » (Woody Allen) ? La masturbation est cette façon de détourner ce plaisir qui n’est pour certains que ruse évolutive destinée à favoriser la reproduction phylogénétique. De même, pour Kant, le fondement de la morale ne pouvait être le plaisir. Un sujet ne saurait agir moralement en étant « pathologiquement affecté ». Dès lors, le plaisir sexuel n’est acceptable qu’avec pour visée téléologique la reproduction dans le cadre du mariage, cette institution qui permet à chaque partie de prendre possession des organes sexuels de l’autre, ce dispositif permettant l’habile contournement de la formulation de « l’impératif catégorique » stipulant que l’on ne doit jamais considérer l’autre uniquement comme un moyen mais toujours également comme une fin.
La masturbation dérobant aux yeux de la société le plaisir sexuel pour en faire une fin en soi, inutile, elle devient inévitablement condamnable. Rousseau, qui la pratiquait assidûment, était ainsi en proie aux plus grands tourments moraux devant ce vice auquel il ne pouvait résister et qu’il préférait au plaisir naturel, même en route dans la forêt pour visiter celles qu’il courtisait.
Cependant, avec les années 60 et 70 et la libération sexuelle, il devint enfin possible de faire l’amour simplement pour le plaisir, avec aucune autre finalité. Le sperme et les ovules pouvaient être gaiement gâchés sans que l’on en tienne désormais rigueur. La masturbation devenait dès lors moins tabou. On observait finalement qu’elle ne rendait pas sourd. Toutefois, elle restait dénoncée comme déviance égoïste. Le masturbateur est celui qui refuse de partager son plaisir. Il est cet asocial qui n’a besoin de personne pour jouir. Il est cet individu qui se soustrait au panoptique de la société pour une activité ludique, improductive, sans que le moindre contrôle social, pas même celui du partenaire et de son regard, ne puisse s’exercer sur lui. Il est celui qui n’aime que lui, cet égoïste.
À l’inverse, l’amour en couple est lui promu comme archétype de la générosité. Il entérine l’idée kantienne (la finalité reproductive en moins) d’un libre contrat sexuel entre deux êtres qui se donneraient entièrement l’un à l’autre, où l’on échangerait tout son amour, tout son plaisir.
On objectera qu’il y a là précisément flagrant délit d’égoïsme puisque ce que le couple se donne en exclusivité, il ne le donne pas à d’autres. Sous cet angle, la partouze serait alors cette solution généreuse, ce communisme des corps théorisé par Sade où chacun serait la propriété illimitée de tout autre, faisant du plaisir un droit pour tous, même pour les moins prédisposés. Hélas ! peut-on encore parler là de plaisir ? L’amour à plusieurs disperse, en effet, le fluide hédonique du participant entre plusieurs partenaires, lesquels, mathématiquement, en reçoivent une partie plus petite que s’ils avaient été seuls avec l’autre. Pour être l’objet d’un acte généreux, le plaisir doit être donné entièrement. Le plaisir est indivisible, atomique ; qu’on le partage, et il meurt aussitôt.
Reste que le couple n’est pas à l’abri, non plus, de l’égoïsme. Souvent hétérogène, hétérosexuel, combien de fois voit-on ces couples où le plaisir de l’un des deux sexes devient le paradigme, la norme, la rythmique totalisante sur laquelle il faut régler son pas ? L’orgasme masculin, avec pour acmé son éjaculation, est le modèle dominant. Il est convenu que le plaisir de l’homme soit vérité, que bien jouir revienne à se conformer aux étapes conduisant, pour ce mâle abstrait, jusqu’à son déclenchement physiologique salutaire, la décharge. Peu importe si le plaisir de la femme ne se laisse pas réduire à cette norme : il lui faudra frémir, trembler, suer, gémir et jouir tout comme l’homme frémit, tremble, sue, gémit et jouit, ou au moins faire comme il s’imagine que la femme doit faire. À travers le plaisir de l’autre, trop voient uniquement l’expression de leur propre plaisir, trop projettent leurs propres structures et mécanismes physiologiques et psychologiques, lesquels sont en grande partie construits par la société, sur leur partenaire en fantasmant dans l’autre un autre soi-même qui réagirait tout comme eux.
Aussi peut-il y avoir égoïsme même dans cet acte sexuel qui, a priori, semble le plus généreux. La générosité sexuelle passera alors pas une ascèse, une catharsis devant permettre d’éliminer les normes et abstractions irréelles qui viennent s’interposer entre soi et l’autre comme des spectres, par une créativité pour laquelle la masturbation, en nous plaçant face à nous-mêmes, s’avérera peut-être nécessaire.
[amtap book:isbn=2020326612]
16 mars 2010 à
[…] à l’Histoire culturelle de la sexualité, Thomas Laqueur se pose la question de la masturbation, et notamment celle-ci : pourquoi a-t-on considéré, à un moment donné, que ça rendait sourd ? […]