L’impératif catégorique à l’épreuve du logarithme
Une des formulations de l’impératif catégorique est celle consistant à éprouver l’universalisation de sa maxime : « agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action puisse en même temps valoir comme une législation universelle ».
Il faudrait revoir comment Kant justifie cet énoncé, comment il est déduit.
Prenons-le pour l’instant comme tel, et posons-nous simplement la question de son application pratique.
Il s’agit d’imaginer ce qui se passerait si tout le monde avait le droit de faire ce que l’on se donne le droit de faire. Un tel monde serait-il possible, souhaitable ?
À l’évidence, le monde serait possible, car tout le monde n’use pas nécessairement de son droit. Je me donne le droit de cracher par terre ; je donne donc ce droit à tout le monde ; mais tout le monde ne crache pas par terre.
La formulation kantienne est donc plus exigeante : il faut imaginer que tout le monde use de ce droit. Et là, effectivement, un monde où tout le monde cracherait par terre n’est pas souhaitable.
Il y a tout de même quelque chose d’un conséquentialisme dans la pensée kantienne. Car il faut bien imaginer des conséquences. Il y a tout de même de l’empirique. Car il faut imaginer ce qui se passerait, concrètement. Kant lui-même ne fait pas autre chose lorsqu’il donne des exemples, comme sur la promesse et le mensonge : ne pas rendre l’argent que l’on a promis de rendre. On a beau épurer l’exemple de sa matière pour n’en retenir que la pure forme : il demeure toujours un relent de raisonnement causal. Le mensonge en soi (et existe-t-il, ce mensonge en soi ? le mensonge n’est-il pas toujours mensonge-quelque-chose, mensonge dans un agencement machinique, désir de mensonge, pour reprendre des propositions deleuziennes ? mais laissons cette critique de côté) est-il encore un mensonge lorsqu’on le débarrasse de toutes ses scories empiriques ?
Lorsque Kant l’examine, il observe les dégâts empiriques qui en résulterait.
Il faut donc imaginer empiriquement la nuisance dégagée par son action, par la maxime de son action. Ainsi, quelque chose comme f(x) = N, ou N est la nuisance, et x l’action en question. Puis, il s’agit de voir pour tout individu, avec une limite qui tend vers l’infini, ce qui en serait.
Mais c’est là qu’une question se pose. La loi reliant la somme de nuisances est-elle exactement arithmétique ? Une première approximation pourrait être de se dire que la totalité des nuisances croit proportionnellement au nombre des gens qui les commettent. Ainsi, pour une nuisance N, si 10 personnes les commettent, cela ferait une quantité de 10N nuisances au total.
Or, tous les phénomènes ne progressent pas ainsi. Prenons l’exemple du bruit. Puis-je chuchoter dans une bibliothèque ? Si un objet émet 10 décibel, et un autre également 10, on sait que ces deux objets ne provoqueront pas 20 décibels ensemble. Leur progression est logarithmique. Ainsi, le bruit émis au total sera de 13 décibels. Et s’il y avait 10 objets de ce type, il y en aurait pour 20 décibels. Une chuchotement aussi faible que le bruit des voitures passant dans la rue semble acceptable.
D’un point de vue empirique, on peut donc imaginer que si une chose nuit, si l’ensemble de l’humanité la faisait, il se peut que cela ne rende pas l’univers invivable.
Mais Kant ne se place pas d’un point de vue empirique. Et, effectivement, ce n’est pas l’ensemble de l’humanité telle qu’elle existe qu’il faut considérer, mais l’infinité. Il faut donc que l’ensemble des émissions de nuisance considérée tende vers l’infini. Et donc, nécessairement, même s’il y a une progression logarithmique, même s’il n’y a qu’une progression ridicule de la nuisance à chaque fois qu’il s’en rajoute un peu, lorsque cela touchera à l’infini, les choses deviendront impossible. Une infinité d’objets à 10 décibels engendreront un bruit infini.
Donc, ce même raisonnement conforterait le kantisme dans son argument. L’action qui aurait la plus petite des nuisances ne peut être commise. Le chuchotement serait donc impossible. Ou alors, au prix d’une jésuistique de la maxime, qu’il s’agirait de déterminer, de circonscrire plus précisément. Ou de formuler autrement.
Mais dans le même temps, cette mathématisation de l’impératif catégorique ne rendrait possible que les actions qui n’auraient aucune nuisance, ou alors des nuisances négatives (c’est-à-dire, des bénéfices). La limite de f(x) (où f(x) est l’augmentation des nuisances en fonction du nombre de personnes qui les commettent) ne doit pas tendre vers l’infini (action immorale au sens kantien). Elle doit tendre vers une constante supportable pour le genre humain. Elle devrait même tendre vers 0 (cas d’une bonne action).
Peut-être peut-elle même tendre vers l’infini négatif ? Ceci est à réfléchir : on imagine souvent sans peine le cas d’actions qui, si tout le monde les commettaient, conduirait l’humanité, voire l’univers à sa perte ; mais vers quoi conduiraient des actions totalement symétriques ?
Laissons cette question de côté, et conservons celle-ci, déjà importante : y a-t-il véritablement de telles actions, à nuisance nulle ?
À nouveau, il faudrait relire le texte kantien. Le problème est surtout de déterminer si l’évaluation morale d’une maxime peut se faire en ces termes de nuisances et bénéfices.
Supposons que ce le soit. Et l’on remarque tout de suite l’équivocité des choses : pour toute action, il peut y avoir des bénéfices par certains aspects et des nuisances par d’autres. « Toujours dire la vérité » : les arguties entre Kant et Constant le prouvent. La manière qu’a Kant de résoudre le problème ne répond pas vraiment à la question. Toujours dire la vérité peut avoir autant d’inconvénients que ne jamais la dire, ou de toujours mentir, et les remarques de Sartre sur ce point paraissent assez valables (lequel, finalement, retombe – quelle ironie – avec la maigre morale qu’il a tenté de produire sur les mêmes problèmes que Kant : son histoire d’action qui engage toute l’humanité ressemble à s’y méprendre à l’impératif catégorique). On ne sait qui l’on doit considérer comme fin, comme moyen.
Une manière de s’en tirer serait tout simplement d’évaluer conjointement la production de bénéfice et la production de nuisance, et de calculer le delta entre les deux. Certes, mentir à une personne peut n’occasionner que des bénéfices, parfois même pour la personne à qui on a menti, et aucune nuisance. Mais mentir à tout le monde peut provoquer l’inverse. Cela suffirait à disqualifier le mensonge.
Cependant, les choses ne sont pas aussi simple. Dans ce dernier exemple, la fonction d(x) (qui désigne le delta entre les bénéfices et les nuisances) est considérée comme linéaire. L’infini négatif de d(x) serait d’infinies nuisances et son infini positif d’infinis bénéfices. Pour le mensonge en question d(0) pourrait être de 0, voire positif, quand d(infini) tendrait vers l’infini négatif.
Ce qui n’est que très approximatif. On pourrait imaginer que d(x) suit des progressions beaucoup plus stochastiques, avec des tableaux de variations surprenants.
Nous pourrions imaginer une action pour laquelle le d(x) tend vers l’infini quand x tend vers l’infini. D’un point de vue strictement kantien, cette action serait parfaitement morale. Mais avant que x ne s’approche de l’infini, la fonction pourrait varier fortement, par exemple, tendre vers l’infini négatif.
Il en est ainsi de certains dilemmes comme celui du prisonnier. La variante classique est à deux joueurs, mais supposons en une avec une grande quantité, voire une infinité de joueur – soyons joueurs, justement. Si tous les joueurs font la même chose, toute l’humanité y gagne. Si tous ne font rien, l’humanité ne gagne rien, mais ne perd rien. Si une grande majorité fait une même chose, toute l’humanité y perd.
Une telle action serait-elle morale suivant le kantisme ? On pourrait supposer que oui, ce qui est empiriquement absurde. Cet argument pourrait être saisi pour sauver le kantisme ?
En effet, on pourrait imaginer que Kant disqualifierait ce type d’actions à ce titre. Seules les actions où d(x) est toujours supérieur à 0 seraient morales. Une action où d(x) irait sous le 0, voire s’approcherait de l’infini négatif, serait à proscrire.
Mais cela serait-il conforme au kantisme ? Revenons à l’un de ses arguments contre Constant. Même si cela nuit à mon ami, je ne dois pas mentir aux malfaiteurs le recherchant, je dois leur dire la vérité. Il y a bien là un d(1) inférieur à 0, même si le d(infini) serait positif. On a beaucoup glosé sur cela, à coup de reductio ad hitlerum ad absurdum : il faudrait dire la vérité aux nazis, même à beaucoup de nazis. Le d(x) aurait tendu dans les années 30 et 40 dangereusement vers l’infini négatif au point de détruire peut-être l’humanité (au propre comme au figuré), quand bien même le d(infini) aurait été infini.
Pour son système, donc, Kant est obligé d’admettre des variations de d(x) qui peuvent hautement naviguer sous 0, ce qui pose véritablement problème.
Car, à l’infini, on n’y parvient jamais. On n’y tend même jamais. L’humanité reste un ensemble empirique concret. L’envisager abstraitement, idéalement comme le fait Kant peut conduire à la nier concrètement.
L’humanité de Kant a certes les mains pures, mais elle n’a pas de mains (#Péguy).