Socrate, Montaigne et la modernité
La vénération que Montaigne porte à Socrate ne fait qu’augmenter au fur et à mesure de la rédaction des Essais. Loin cependant de participer à la célébration de « Saint Socrate » (Érasme) à l’entendement « plus qu’humain » (Rabelais), il débarrasse le personnage de Socrate des scories métaphysiques dont l’avaient revêtu les penseurs renaissants, pour faire de lui un parangon d’humanité.
Hegel [1] refusait d’accorder à Montaigne le statut de philosophe, comme si celui-ci n’appartenait pas à l’histoire de la pensée, à l’histoire de la philosophie. Pourtant, il est clair que Montaigne s’avère décisif sur bien des points pour comprendre notre modernité. De Socrate, Montaigne tirait des leçons pratiques adaptées à son temps ; pour le lecteur de Montaigne d’aujourd’hui, il est possible d’en faire de même à partir des Essais. Car, n’en déplaise à Hegel, Montaigne marque un tournant dans la pensée européenne quant aux rapports qu’elle entretient avec le légendaire, la connaissance et l’homme. Par conséquent, quels enseignements peut-on tirer du, ou plutôt des socratismes de Montaigne ?
Le rejet d’un Socrate légendaire et grotesque
D’après Bruno Pinchard [2], la modernité fit le choix de Montaigne contre celui de Rabelais. Montaigne rompt avec le passé légendaire dans lequel est encore ancré Rabelais, et brise le rapport « cabalistique » aux livres duquel ce dernier est encore prisonnier.
Montaigne va inventer un nouveau rapport au livre. Si le discours rabelaisien est la récitation du tissu légendaire de l’humanité, celui de Montaigne est simplement celui de l’homme, un homme sans son récit, comme déraciné. Montaigne va créer un savoir du moi, une forme de « sapience » qui sera comme une alternative aux grands récits encore en usage chez Rabelais. Ceci est également patent dans la méthodologie philologique employée par Montaigne qui n’est autre, selon Bruno Pinchard, qu’une « herméneutique dionysiaque » visant à instaurer un cadre mythologique qui ne soit plus que local pour la lecture. En effet, Montaigne ne lit pas sans présupposés mythologiques ; mais lorsque ces derniers sont hypostasiés, substantialisés, transcendants au texte chez Rabelais, ils sont désubstantialisés et immanents à la lecture chez Montaigne. La méthode philologique montaignienne est ainsi un moyen terme entre deux excès : celui consistant à trop allégoriser, au risque de perdre le sens, et celui consistant à chasser l’allégorie, au risque de la platitude.
Mais surtout, c’est par apport au statut accordé aux « grotesques » que Montaigne et Rabelais s’écartent. Montaigne avait pour projet de peindre La Boétie et de faire du texte des Essais comme les grotesques entourant le tableau qu’aurait été le Discours de la servitude volontaire. Or, ce projet se transforma : Montaigne ne mit que quelques sonnets de son ami, puis finalement, le centre du tableau se déplaça pour devenir « l’Apologie de Raymond Sebond ».
Avec ce projet, Montaigne postule un nouveau rapport du centre aux bords. Les grotesques n’ont plus de légitimité autre qu’ornementale et ne peuvent en aucun cas servir de sujet principal. Peut-être Foucault n’aurait-il pas renié cette idée dans son histoire de la rationalité : faire de Montaigne une des étapes du refoulement en dehors de la société de ce qui est grotesque, comme propédeutique au rejet de la folie qui sera à l’œuvre dans les Méditations Métaphysiques de Descartes.
Au contraire, Rabelais porte et assume la question du grotesque, notamment sous la forme de son avatar socratique, avec cette différence par rapport à Montaigne que le centre, et non plus seulement les bords, peut être grotesque. Rabelais tente de recentrer la figure du grotesque quand Montaigne tente de la mettre hors-jeu, ce qui est patent avec le traitement qu’il fait du Socrate-Panurge. Ainsi, la concession de Montaigne à Rabelais au début des Essais n’était que de surface ; au final, c’est une hantise de Rabelais qui est palpable, avec, comme point d’orgue, ce dessein de faire taire les grotesques à tout jamais.
Si Montaigne, plus que Rabelais, peut être considéré comme une étape fondatrice de notre modernité, ce serait dans ce sens : avoir voulu expurgé le savoir du moi des récits légendaires ; avoir expulsé les grotesques sur les bords du discours. En somme, le moment montaignien s’apparente à une catharsis de la rationalité dont le socratisme de Montaigne est le symptôme. Le Socrate de Montaigne est en effet débarrassé de ses aspects mystiques, mythiques, et métaphysiciens ; il est vulgarisé, promu comme étant l’exemplarité de l’homme ordinaire ; il est ce chercheur qui toujours cherche sans jamais trouver, qui continue l’investigation sans jamais s’arrêter.
Un Socrate « rationaliste critique »
C’est donc un nouveau rapport à la connaissance qui est introduit par Montaigne, et dans lequel Socrate joue un rôle clef. On connaît la critique sévère de Montaigne à l’égard du « pédantisme » : Montaigne blâme le savoir inapproprié que professent les doctes. Mais c’est aussi sa conception heuristique quant à la vérité qui révèle un profond déplacement. La vérité n’est plus donnée une fois pour toute de manière autoritaire et dogmatique, mais peut être critiquée, et doit être critiquée. Est-ce là un héritage du scepticisme, dont « L’apologie de Raymond Sebond » en serait une des applications les plus abouties, comme on se plaît à le penser usuellement ?
Diogène Laërce écrit : « Tous ces gens ont été appelés Pyrrhoniens du nom de leur maître, mais aussi aporétiques, sceptiques, et encore éphectiques et zététiques, du nom de leur doctrine, si l’on peut dire. La philosophie zététique a tiré son nom du fait qu’elle cherche continuellement la vérité, la sceptique du fait qu’elle examine toujours et qu’elle ne trouve jamais, l’éphectique de l’état mental consécutif à la recherche, je veux dire la suspension du jugement, l’aporétique du fait qu’elle soulève des apories sur toute chose (…) [3] »
Sans aucun doute Montaigne se réfère-t-il dans les Essais à Pyrrhon. Mais Montaigne refuse de se réfugier dans le scepticisme. Aussi, s’il fallait le ranger dans la nomenclature pyrrhonienne de Diogène Laërce, Montaigne n’appartiendrait-il pas à la classe des sceptiques, mais bien plutôt à celle des zététiques, qui sans cesse cherchent et examinent. Contrairement aux sceptiques qui font le deuil de toute prétention à la vérité, les zététiques la pensent possible, même s’ils savent pertinemment qu’elle demeurera inaccessible. La tâche est alors de s’en rapprocher le plus possible, en doutant des connaissances qui semblent les plus acquises, et en révoquant tous les faux savoirs.
Voilà pourquoi Socrate prend peu à peu la place de Pyrrhon dans les essais. Socrate et Pyrrhon sont comparables dans leur méthode, mais leur similarité s’arrête là. Pyrrhon abandonne la vérité quand Socrate la cherche toujours. Ainsi, comme le remarquait Nicola Panichi [4], Socrate sert à Montaigne à gommer les aspects trop radicaux du scepticisme. Il permet de personnifier l’idée de sens commun, qui, pour Pierre Magnard [5], se trouve au cœur du montaignisme, mais aussi au coeur du socratisme.
Cette défense par Montaigne d’un Socrate chercheur de vérité, pourfendeur des fausses hypothèses et gardien du sens commun n’est pas sans rappeler celle que Karl Popper dressera à de multiples reprises dans son œuvre : « il est important d’observer la différence qui sépare le doute cartésien du doute socratique, ou encore de celui d’Erasme ou de Montaigne. [6] » Pour Popper, le socratisme est fondamentalement scientifique. Il enseigne à l’homme qu’il est faillible, que ses connaissances ne sont que des conjectures, que ce n’est qu’en réfutant les hypothèses que l’on peut espérer approcher de la vérité. Socrate s’avère décisif pour la fondation de la science moderne. La reprise par Montaigne de son attitude, et l’épuration par celui-ci de tous ses aspects platoniciens aura certainement contribué à cette lecture. Aussi le moment montaignien est-il lui aussi un point de passage obligé de la science moderne, voire de toute notre modernité en général.
L’humanisme, de Socrate à Montaigne
La redéfinition par Montaigne du rapport qu’entretient l’homme au savoir marque ainsi un moment décisif dans la crise de l’humanisme que connait son siècle. L’humanisme, terme polysémique et au sens flottant, se définit et se redéfinit tout au long de la Renaissance. Si on en admet deux sens, le philologique et le philosophique, on peut dire sans crainte que Montaigne a tenu une position inédite sur ces deux plans. On le sait, l’humanisme philologique fut très sévèrement critiqué par Montaigne qui reprochait aux lettrés de remplacer l’ancienne scolastique par une nouvelle tout aussi sclérosante pour la pensée. Mais l’apport de Montaigne quant à la question de l’humanisme philosophique est aussi considérable, puisqu’il en constitue peut-être tout simplement le point de départ. Sa conception du socratisme est un élément clef sur ce second point.
Comme le rappelle Thomas Berns [7], Socrate est présenté comme sédentaire par Platon. Socrate se sent si enfant de sa cité que le Criton nous le dépeint comme incapable de s’évader de cette ville qui pourtant veut sa mort. On raconte que Kant n’est jamais sorti de Königsberg ; sans doute Socrate n’est-il que rarement sorti d’Athènes, hormis les fois où il dut combattre et servir par devoir.
Cependant, Montaigne n’hésite pas à dire de Socrate qu’il est citoyen du monde. Comment expliquer ce paradoxe ? C’est qu’en fait, Socrate exerce son cosmopolitisme sur un mode différent. Celui-ci est en effet abstrait. Si Socrate participe de la communauté de tous les hommes, c’est moins par un lien physique et concret, que par l’imagination, par la pensée. Parce qu’il est homme, parce qu’il est philosophe, il participe par sa raison à la communauté humaine universelle. En ce sens, bien que sédentaire, Socrate est plus cosmopolite que les cyniques qui vagabondaient.
C’est ce cosmopolitisme socratique qui est défendu par Montaigne, qui constitue le terreau dans lequel s’enracine tout l’humanisme politique de Montaigne, que l’on réduit pourtant souvent à la seule tolérance. D’après Revel, l’humanisme politique de Montaigne peut être résumé en trois points [8] : 1) toutes les civilisations se valent (les valeurs sont relatives par-delà la géographie, et l’on est chrétien comme l’on est périgourdin) ; 2) une civilisation a toujours tort du moment qu’elle use de la violence (restriction du « relativisme » du premier point) ; 3) il n’existe pas, en dernière analyse, d’autorité légitime (que ce soit en matière culturelle ou politique, d’où désacralisation de la culture et de la politique). Structurellement, il y a là une conception analogue à celle que le libéralisme politique plus tardif défendra, comme par exemple celui de David Hume.
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[1] Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 5, Aubier-Montaigne, p. 1145.
[2] Bruno Pinchard, « Rabelais, Montaigne et les grotesques »
[3] Diogène Laërce, Vie de Pyrrhon, IX, 69-70.
[4] Nicola Panichi, « Socrate et Montaigne : en passant par Guazzo »
[5] Pierre Magnard, « Au tournant de l’humanisme, Socrate humain, rien qu’humain »
[6] Popper, Conjectures et réfutations, p. 36.
[7] Thomas Berns, « Cynisme et cosmopolitisme »
[8] Revel, Histoire de la philosophie occidentale, Pocket, p. 325-328.
24 juillet 2009 à 9:59 Luccio[Citer] [Répondre]
Je dois bien avouer que cette Saga Montaigne m’a bien plus.