Après (et surtout avant) BHL, d’autres victimes de Jean-Baptiste Botul
En recherchant un peu sur Internet, on tombe facilement sur de nombreux textes où l’on considère Botul avec autant de sérieux, sinon plus, que Bernard-Henri Lévy (entendons, autant de sérieux que BHL en mit, car il est difficile de considérer BHL avec sérieux). Amazon et Google Books permettent en effet de faire des recherches sur l’ensemble du texte de certains ouvrages. Très instructif.
Comment choisir son philosophe de Oreste Saint-Drôme, p. 116 (2000), où Botul est abondamment cité, et comparé à « un Socrate, un Épictète des temps modernes ». En note : « Botul est mort […] dans l’indifférence générale. Son oeuvre est peu à peu éditée. » L’auteur n’hésite pas à dire que Botul est un précurseur du situationnisme.
Effets secondaires de Frank Deroche, p. 35 (2002) : « Jean-Baptiste Botul, dans La vie sexuelle d’Emmanuel Kant, évoque la Grillenkranheit, littéralement « maladie des grillons ». »
Une esthétique de la déliaison: Flaubert, 1870-1880 de Sylvie Triaire, P. 261 (2002). Cité très sérieusement, même en bibliographie.
Lolitas et petites madones perverses: émergence d’un mythe littéraire de Sébastien Hubier, p. 219 (2007). Cette fois-ci, c’est Le démon de midi qui est cité (qui, lui, est totalement invraisemblable, à la différence du Kant), quoique le passage cité ne permette pas de dire si l’auteur a conscience ou non du canular.
L’autre mélancolie: Acedia, ou les chambres de l’esprit de Anne Larue, p. 87 (2001). On revient à du sérieux avec le Kant, où l’on se sert de la dissertation sur la cogitation.
Subjectivity and otherness: a philosophical reading of Lacan de Lorenzo Chiesa, p. 230 (2007). Oui. Il y a des victimes du botulisme même en langue anglaise. C’est très bon. Je traduis : « Avant Lacan, J.-B. Botul avait lui-même brillamment opéré la sadénisation [NDT: concept méthodologique obscur de psychanalyse lacanienne sommant certainement de considérer un sujet comme s’il était Sade] de Kant dans une série de remarquables conférences tenues devant un groupe de « kantiens intégraux » à la Nueva Königsberg au Paraguay. » Très savoureux. On dirait du BHL dans le texte, non ? Peut-être est-ce là la source de BHL ?
Contemporary philosophical discourse in Lithuania de Jūratė Baranova, p. 358 (2002). Encore en anglais. Et là, c’est vraiment du lourd. « La relation personnelle de Kant avec sa propre imagination sauvage et illimitée fut débattue par J.-B. Botul et M. Mamardashvili. [NDT: ce dernier, que je ne connaissais pas, semble avoir vraiment existé, ce qui laisse supposer que s’il a débattu avec Botul, soit lui-aussi a vraiment existé, soit ce n’est qu’un débat de texte à texte − ça doit être ça] J.-B. Botul accentue les pratiques constantes physiques et sensuelles de Kant dans son combat contre son hypocondrie personnelle, aussi bien que contre ses croyances superstitieuses en différentes mucus et secrétions. […] D’ailleurs, d’après à la fois Botul et Mamardashvili, il était continuellement en train de combattre l’hypocondrie, l’imagination sauvage, son propre très bon goût de gourmet, ses visions nocturnes, ses rêves, etc. » Ici c’est fort : Botul n’est plus utilisé uniquement comme un philosophe pouvant faire germer une idée ou l’appuyer (ce qui serait bien légitime après tout), mais carrément comme source primaire quant à la vie de Kant ! Si Botul avait dit des choses bien pire sur Kant, peut-être aurions-nous eu droit à un « selon Botul, Kant, enfant, appréciait torturer les petites grenouilles en leur arrachant les cuisses et en les mettant ensuite dans sa bouche. »
Kant: Posteridade e actualidade: colóquio internacional publié par Leonel Ribeiro dos Santos, p. 800 (2006). Mes compétences ne me permettent pas de dire s’il fut cité sérieusement ou pas. En tout cas, il le fut, et dans un colloque international.
Identités et genres de vie: chroniques d’une autre France de Didier Le Gall/Maud Anquetil, p. 241 (2008). La consécration ! Cité en exergue, pas moins ! Botul, autorité ! Comme si c’était un vrai !
The daybreak and nightfall of literature: Friedrich Schlegel’s idea of Romantic Literature de Veli-Matti Saarinen, p. 107 (2007). Travail sérieux. Cité en bibliographie, et aussi à propos de son analyse sur la chose-en-soi.
The neither/nor of the second sex: Kierkegaard on women, sexual difference, and sexual relations de Céline León, p. 91 (2008). Cité très sérieusement dans plusieurs pages.
La franc-maçonnerie en Afrique noire: un si long chemin vers la liberté, l’égalité, la fraternité de Joseph Badila, p. 107 (2004). On ne voit pas très bien de quoi il est question dans l’aperçu, mais il parait être très sérieusement cité, quoique maladroitement.
Struktur Und Dynamik In Kants Kritiken : Vollzug Ihrer Transzendental-kritischen Einheit de Werner Moskopp, p. 261 (2009). Travail on ne peut plus sérieux sur Kant. Une petite incise dans une phrase qui ne paye pas de mine : « − comme Botul mettait en garde − ». C’est amusant, Botul met en garde, mais on ne met pas en garde contre lui.
Hegel in redazione: istruzioni per l’uso (e l’abuso) della filosofia de Giancristiano Desiderio, p.58 (2006). Là il nous faudrait un Italien (ou une Italienne). Mais il me semble que l’on s’appuie fermement sur Botul sans remettre en question son existence.
Sexaginta: Festschrift für Johannes Kramer de Johannes Kramer, p. 200 (2007). Ici, Botul est présenté comme un nietzschéen.
Die Verrücktheit des Sinns: Wahnsinn und Zeichen bei Kant, ETA Hoffmann und Thomas Carlyle de Oliver Kohns, p. 70 (2007). Appelé en note de bas de page sans plus de commentaire pour appuyer une thèse.
Zwischen Land und Meer: Schreiben auf den Grenzen de Thorsten Feldbusch, p. 167 (2003). « Kant n’alla jamais plus loin que jusqu’à Pillau, et au cours de ces voyages, il avait le mal de mer », qui appelle une note de bas de page : « D’après Botul, La vie sexuelle de Kant »
Das konjekturale Denken: Übungen zur Psychoanalyse von Wahrnehmung und Selbsterfahrung de Günter von Hummel, p. 82 (2005). Là c’est du lourd aussi. Sur Kant et sa façon supposée (voir Quincey) de s’enrouler dans les draps de son lit, « Botul pensait que l’enveloppement dans deux couvertures avait pour finalité de le préserver de ses angoisses masturbatrices. »
Sombras sueltas de Luigi Amara, p. 72 (2006). Si je comprends bien, Botul y est présenté comme un spécialiste de philosophie morale kantienne, impressionné par le célibat de Kant et son asexualité.
Annotazioni alle osservazioni sul sentimento del bello e del sublime de Immanuel Kant, p. 34 (2002). Oui. Vous avez bien vu. Kant lui-même cite Botul ! Ou tout du moins son traducteur italien, qui n’hésite pas à y faire référence sans plus de commentaires.
Il y a encore bien d’autres références, mais je m’en arrête là. Il suffit de chercher. Je ne compte pas non plus les nombreux travaux d’étudiants en philosophie sur Kant ou Nietzsche qui doivent faire allusion à Botul, et que l’on ne peut pas découvrir d’un simple clic par Internet.
Bernard-Henri Lévy ne fit en fait que rajouter une ligne à cette anthologie botulienne. Et à en lire certains des extraits listés, le sien est loin d’être le pire. Il est simplement le plus bruyant.
Je suis loin d’être un défenseur de BHL ou d’être béhachélien, comme on a pu le voir par ailleurs. Simplement, je pense que l’homme et l’œuvre sont contestables et attaquables sur de très nombreux points, sans qu’il y ait besoin d’agiter le Botul. Car dire qu’il ne faudrait pas se faire prendre par un canular est paradoxal : la finalité du canular est précisément de faire croire qu’il n’en est pas un.
Pour ce qui est de croire en l’existence de Botul, moi-même j’y croyais, tellement le livre sur Kant était génial. Simplement, étant d’une nature très sceptique et soupçonneuse, je mis ma certitude à l’épreuve, ce qui m’empêcha de commettre une bévue comparable (mais j’en fais très certainement d’autres : c’est par les erreurs qu’on apprend, comme disait – ou ne disait pas – Popper). Aujourd’hui que la supercherie apparait au grand jour, il est très facile de dire que dès la première ligne, il y a facétie, et qu’évidemment, à nous on ne la fait pas, car on est bien plus malin qu’à Saint-Germain-des-Prés.
Par ailleurs, de nombreux textes écrits par de vrais philosophes ont aussi l’air de canulars, alors qu’ils furent écrits avec le plus grand sérieux. Par exemple, La phénoménologie de l’esprit, dont la lecture faisait penser à Schopenhauer qu’il se trouvait dans une maison de fous. En philosophie, le plus important, ce sont les idées. Peut-être vaut-il mieux croire dans des thèses brillantes et pertinentes, fussent-elles écrites par on ne sait qui, que dans des théories fausses et malsaines écrites par des gens hélas ! bien réels.
[amtap book:isbn=2842054245]
15 février 2010 à 13:15 Luccio[Citer] [Répondre]
Oscar, c’est beau.
Quand même, écrire un truc sur Flaubert et tomber dans le Bouvard et Pécuchet. Enfin, peut-être me trompeu-jeu.