Ernst Gombrich, Ce que l’image nous dit
Cet ouvrage consiste en un entretien d’Ernst Gombrich, le grand historien de l’art, avec Didier Eribon, le grand foucaldien. Ce sont les aspects esthétiques que je vais avant tout retenir de cet ouvrage, notamment ceux ayant trait au cadre théorique mis en place par Karl Popper, dont Ernst Gombrich s’inspire ouvertement.
Le maniérisme
Pour Gombrich, l’histoire de l’art doit être prise au sérieux en tant que science. Elle doit être claire et rationnelle. Les premiers travaux de Gombrich porte sur le « maniérisme ». Quelle en avait été la cause ? Qu’avait-il signifié ? Était-il une crise spirituelle ? S’il existait en tant que style, que pouvait-on appeler par exemple une architecture maniériste ? Pour Gombrich, il y en a bien une, comme par exemple chez Giulio Romano.
La caricature
Il s’agit d’une analyse de jeunesse conduite avec Kris, qui pensait pouvoir appliquer les analyses de Freud sur le mot d’esprit à l’image − Gombrich dit avoir nuancé un peu sa position depuis. Avec la caricature, l’image est utilisée pour libérer des pulsions hostiles. Mais le genre de la caricature n’apparaît que tardivement. Avant, il était fréquent que l’on brûle quelqu’un en effigie ; cependant, ces images ne comportaient encore aucune distorsion de la physionomie des personnes. Cela s’explique par le fait que l’image était encore liée à une peur de la magie, qui rendait impossible de s’en prendre à la physionomie de quelqu’un, encore plus si c’était un dignitaire : il fallait comme un « désenchantement du monde » préalable pour ce faire. La caricature permet alors de remplacer l’usage de l’image dans la magie. Cette théorie s’inscrit dans une perspective évolutionniste de l’histoire humaine. Plus tardivement, Gombrich compléta dans L’art et l’illusion cette théorie de la caricature en la considérant davantage sous l’aspect du progrès technique qu’elle constitue. [1]
Qu’est-ce que l’art ?
Sa fameuse Histoire de l’art débute par l’affirmation : « L’art n’existe pas. Seuls existent les artistes ». D’un point de vue nominaliste, l’art n’est qu’une catégorie que nous créons. Gombrich distingue deux sens du mot « art » : 1) la création artistique d’une manière générale ; 2) les grandes œuvres d’art que l’on reconnaît comme telles. Ces deux dimensions se trouvent confondues, et c’est pourquoi Gombrich préfère une « définition de gauche à droite », comme les nomme Popper : on peut dire que l’on va appeler « art » ceci ou cela dans ce qu’il va suivre, mais l’on ne peut pas dire ce qu’est l’art. C’est parce que la notion d’art est culturellement déterminée : c’est une affaire de convention. La question de savoir si l’urinoir de Duchamp a redéfini l’art n’est pas une question intéressante. Simplement, on peut dire que quelque chose est de l’art lorsque la réalisation devient aussi importante que la fonction. De fait, c’est surtout au XVIIIe siècle que l’on a commencé à parler « d’art »: avant on parlait de peinture ou de sculpture sans parler d’art d’une manière générale. C’est qu’à ce moment historique, il y eut : 1) le développement de l’esthétique et 2) une sécularisation des comportements, si bien que la contemplation d’une œuvre devenait comme une prière. Ainsi, avant, Léonard de Vinci ne se posait pas la question de savoir si ce qu’il faisait était science ou art : la notion d’art n’avait pas le sens contemporain. L’histoire de l’art ne se résume cependant pas à celle des artistes : c’est une histoire de la création des images et des belles œuvres.
La tradition
Il y a une « écologie de l’image » qui désigne le contexte social dans lequel les œuvres sont créées, mais qui ne se limite pas à lui seul. Tout comme un animal profite d’une niche écologique, l’écologie de l’image est ce qui lui permet de vivre. Ce qui plaît alors dans une œuvre est l’inattendu, ce qui sort de l’ordinaire et vient briser l’attente ; une fois accepté, il fait école, et il faut alors un nouveau « truc » pour que l’on progresse à nouveau. Toujours les artistes tentent de dépasser ce qui existe, de faire mieux − bien que certaines sociétés soient plus conservatrices que d’autres. Dans les sociétés où le progrès est valorisé, où il y a la possibilité d’une libre critique, il est plus simple d’inspirer un climat propice au développement des arts. C’est en Grèce que cela commence.
Le « principe du témoin oculaire » veut que l’on représente une scène comme si le spectateur était là pour la regarder. Cela a conduit à introduire l’illusion dans l’image et les Grecs à inventer la technique du « raccourci ». L’adoption de ce principe pose de nouveaux problèmes et permet en effet de nouvelles solutions. Par ce principe, il est possible de susciter le choc du réalisme chez le spectateur. Par suite, c’est avec Giotto, lorsque les artistes commencent d’une manière répandue à signer leurs œuvres, que les artistes prennent leur autonomie quant à l’artisanat.
L’intention
Dans l’étude d’une œuvre, Gombrich continue à être attentif aux intentions de l’artiste. Bien sûr, il est toujours difficile de pouvoir les discerner. Mais la subjectivité de chaque artiste s’insère toujours dans ce que Popper appelait une « logique de la situation », faisant que tout individu raisonnable à sa place réagirait peu ou prou de la même façon. Ainsi, lorsque Léonard de Vinci peint La Cène dans un réfectoire, il ne fait nul doute qu’il l’ait conçue de telle sorte que l’on puisse voir son œuvre comme étant une extension de la pièce.
Le style
Gombrich réfute l’idée hégélienne d’un « esprit de l’époque », qui serait comme un « superartiste », et qui agirait comme par-delà les subjectivité des artistes. Les églises gothiques ne sont pas le fruit de « l’esprit du temps » ; au contraire, pour en bâtir une, il fallait apprendre le style, étudier des livres, que les apprentis se mettent sous les ordres d’un maître.
En fait, les styles sont sur un marché : il y a une offre et une demande. Un style est retenu parce qu’il plaît, parce qu’il satisfait la demande, et en même temps, il transforme cette même demande : avec le gothique, la possibilité d’avoir de grands vitraux a ainsi produit une demande. C’est le même problème que celui de l’innovation en économie. C’est pourquoi la sociologie de l’art, telle que la pratiquait par exemple Bourdieu, est importante : le goût s’avère différent en fonction des classes sociales.
Les ruptures dans la tradition s’établissent souvent par des inventions techniques, mais aussi par l’envie qu’il y a de dépasser les autres artistes. Lénoard de Vinci disait : « c’est un mauvais élève celui qui ne peut pas surpasser son maître ». À cet égard, il n’est jamais possible de rompre complètement avec la tradition : il faudrait repartir de zéro, et cela est impossible. Ainsi, les impressionnistes continuaient d’être dans ce cadre : ils conservaient des toiles, peignaient des paysages, etc. Chaque artiste doit d’abord apprendre le langage de son art et ses conventions, et ce n’est qu’après la maîtrise qu’il peut avancer.
L’innovation
Un grand artiste se familiarise d’abord avec ses instruments. Puis, il découvre que quelque chose n’a encore jamais été fait. En musique, on n’innove qu’après avoir maîtrisé le système harmonique : on ne peut communiquer en art qu’à condition d’avoir un langage commun. En effet, une œuvre plaît par un effet de surprise ; pour qu’il y ait surprise, il faut qu’il y ait une attente, et que l’attente soit dépassée ; mais il faut avant cela que l’attente soit comblée : sinon, en musique, on entendrait que du bruit. L’art dépend d’un équilibre entre tradition et changement.
Pour que l’on puisse parler d’une réussite artistique, il faut d’autre part au moins un minimum de compétences techniques. Certes la technicité accrue des œuvres permet d’en obtenir des plus parfaites, si bien que Michel-Ange est supérieur au grottes de Lascaux. Mais avec le progrès technique, il devient aussi plus facile de rater une œuvre d’art, puisqu’il est difficile de tout maîtriser. D’où ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de mauvais art que dans l’Égypte ancienne.
La représentation
Lorsque l’on est confronté à un message très peu audible, il est nécessaire d’être familier avec le sujet pour pouvoir comprendre ce que l’on entend : la perception dépend en effet de la connaissance. Dans toute représentation, il y a un élément de connaissance − idée popperienne. Les « primitifs » et les Égyptiens peignaient ainsi « ce qu’ils savaient », tandis que les impressionnistes avaient la prétention de peindre « ce qu’ils voyaient ». Pour ces derniers, c’est un programme contradictoire, car il est impossible de rejeter toutes les conventions et de ne peindre que ce que l’on voit. C’est ce qui a conduit à la faillite de la représentation au XXe siècle.
Plus qu’une connaissance proprement dite qui aide à voir, c’est une hypothèse, une attente qui est manifestée. Quand on regarde, ce n’est pas que l’on sait qu’un homme à deux yeux, mais que l’on s’attend à ce qu’il en est deux. Ainsi, un tableau n’est rien d’autre qu’une hypothèse que l’on teste en le regardant. Cela s’inspire certes de Popper, mais également de la psychologie de Gibson et de sa théorie des « affordances » : on ne voit pas le monde comme une image plate, mais on voit un tableau plat comme si c’était le monde. La peinture réaliste parvient à représenter en deux dimensions ce qui existe en trois. Cela n’est pas naturel : la représentation conceptuelle primitive est plus naturelle que les images réalistes. C’est un véritable paradoxe.
Une peinture naturaliste demande en fait à être interprétée. On comprend qu’elle est une projection d’une scène en trois dimensions sur un espace en deux dimensions ; mais nos interprétations vont beaucoup plus loin que cela : on y ajoute ce que l’on suppose exister, et il est difficile de soustraire ces éléments. Ce sont des « images-fantômes » que l’imagination produit : elle a un très grand rôle dans la perception. Ces anticipations visuelles fantomatiques existent même dans le règne animal.
Cette théorie n’en est pas pour autant subjectiviste. Gibson a montré que la perception est indexée sur le mouvement, si bien que si l’on s’approche d’une table en marchant, l’image sur la rétine se transforme en conséquence de façon à nous révéler la forme invariante de la table : on réalise une estimation. On peut certes faire de fausses estimations, mais celles-ci sont immédiatement réfutées par l’expérience et corrigées. Notre organisme étant adapté au monde à trois dimensions, il a appris à tester contre lui ses anticipations. Il n’y a pas « d’œil innocent ».
Sur le processus de création artistique, Gombrich reste également proche de Karl Popper. Il s’agit pour l’artiste de produire une œuvre conformément à une hypothèse préalable, et à la corriger en fonction de son adéquation à celle-ci : modifier l’oeuvre, mais également corriger son hypothèse. De même, Gombrich ne croit pas à la théorie expressionniste de l’art. Il faut distinguer l’idéologie de l’art moderne et les œuvres qu’elle a produites : il faut essayer de considérer ces œuvres indépendamment de l’idéologie qui a présidé à leur naissance autant que faire se peut, puisque celle-ci pourrait bien être fausse.
Il y a trois étapes dans l’histoire de la représentation : 1) la Grèce antique et le « principe du témoin oculaire » ; 2) l’invention de la perspective ; 3) John Constable. Ce dernier voulait être comme un savant et peindre en se débarrassant de la « manière », sans aucun préjugé, découvrir les lois de la nature : il est comme le fondateur de la théorie de « l’œil innocent » ; mais cette prétention est chimérique, et sera dépassée, notamment du fait de l’invention de la photographie. Notre perception est modifiée par les œuvres d’art : celles-ci nous enseignent à percevoir le réel différemment.
Le sens de l’ordre
Il y a un besoin de régularité qui existe lorsque l’on observe. Ce qui attire l’attention est toujours une rupture dans l’ordre. On ne perçoit pas les régularités, les redondances : un pilote d’avion ne commence à écouter son moteur que lorsque celui-ci produit un bruit inhabituel. Ce que l’on perçoit, c’est le changement. D’une façon encore popperienne, c’est le négatif de l’attente, l’inattendu, qui produit une information. La perception des régularités dans des formes abstraites n’est rien d’autre que le fruit d’une fonction vitale pour la survie. Dans la décoration, il y a constamment ce jeu entre la création d’une attente et la surprise. La décoration est d’ailleurs un grand chapitre de l’histoire de l’art ; au XXe siècle, elle fut mise au ban car la peinture abstraite, qui en empruntait des procédés, voulaient s’en démarquer. L’art décoratif a atteint trois sommets : 1) la miniature anglo-irlandaise (le Livre de Kells) ; 2) les arabesques musulmanes (l’Alhambra) ; 3) les intérieurs rococo (dans les églises de Bavière).
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[1] Il serait intéressant de relire l’affaire des caricatures de Mahomet à partir de cette théorie. D’un côté, l’hostilité d’une partie du monde islamique à la caricature du fait d’un attachement à la magie de l’image ; de l’autre, l’hostilité agressive dissimulée derrière la caricature. Un point partout, donc.
[amtap book:isbn=2869598971]