Le sanglot du grand masturbateur
Qui se perd par hasard ou par vice sur l’un ou l’autre site pornographique découvre vite des invariants dans les descriptions du matériel excitatoire proposé. La plupart du temps, il s’agit d’une mise en exergue du plaisir féminin. Des variations sur la phrase type : « cette/ces fille(s) prend(nent) plaisir à faire ceci et/ou cela » − ce qui autorise un nombre de combinaisons impressionnant, et ouvre par là même un espace de liberté très propice à la créativité littéraire : dans pornographie, il y a graphie.
Servir authentiquement la science impose comme un impératif au chercheur consciencieux d’épouser au plus près l’objet étudié, au point de risquer de souiller son âme de façon indélébile et de perdre toute innocence dans un geste faustien, lorsqu’il s’attaque à des sujets ténébreux. Ne fuyant pas devant cet impérieux devoir, nous avons hélas ! dû pécher en pêchant [1] quelques exemples pour illustrer notre propos.
Lecteur, si tu es toujours mineur, il est peut-être temps pour toi de détourner ton regard de cette page, et de ne découvrir la suite que lorsque tu auras soufflé le nombre suffisant de bougies − la tension provoquée par l’attente n’en procurera un plaisir que plus grand, et tu nous remercieras.
Quelques exemples, donc, de teasers :
« Idem pour une double vaginale, la garce ne recule devant rien, elle fait tout, elle aime la bite, et avoir les trous bien dilatés, c’est son plus grand kiffe ! »
« La salope prend son pied avec la double pénétration ! Son trou de balle est bien dilaté et les gars défilent dans son anus chacun leur tour afin de rassasier cette pétasse. »
« La garce aime tellement la bite, qu’une seule ne lui suffit plus ! »
« Son rodéo est formidable et elle prend vraiment son pied ! La pétasse en prend plein la chatte et crie de joie ! »
« Que ce soit dans la bouche ou dans la chatte, la bite n’a plus de secrets pour elle ! Cette pétasse adore baiser, ça se voit ! »
« Deux chanceux débarquent pour rassasier cette cochonne, qui n’hésite pas à les sucer en profondeur ! Cette pipeuse affamée en prend plein la bouche pour son plus grand plaisir ! […] Une bite n’est plus suffisante pour cette garce et elle entame très rapidement la double pénétration ! Cette fille aime le hard, ça se voit ! »
« Gia n’a droit à aucun répit et goûte très vite au plaisir de la double pénétration ! Elle hurle de joie quand ses deux trous sont comblés ! »
En revanche, dans ces juteuses descriptions, jamais, ou rarement, il n’est question du plaisir masculin. Au mieux, on explique que la/les fille(s) fait(ont) ceci et/ou cela parce que cela va donner du plaisir à l’homme. Mais la référence au plaisir de l’homme est, la plupart du temps, muette, non dite.
Or, à l’évidence, la scène filmée est censée donner du plaisir à celui qui va la regarder, et qui est usuellement un homme : c’est une vérité statistique difficilement contestable que le porno mainstream s’adresse en grande majorité aux hommes. Le plaisir masculin devrait donc au contraire s’afficher très clairement. Au lieu de quoi les stigmates du plaisir sont presque invisibles sur l’homme : elles se limitent la plupart du temps aux dernières secondes consacrées à la décharge finale, lorsque l’étalon est à l’acmé de ce que lui permet son idiosyncrasie physiologique.
Du reste, on ne voit que très rarement l’homme en son entier. Dans le porno, l’homme n’est qu’une bitte : son corps en est réduit à son phallus. A contrario, le corps de la femme accède à une dignité plus grande : hors les plans gynécologiques, il arrive que l’on s’attarde sur elle en son entier. Preuve de cette disparité : dans ces films, hormis quelques vieilles gloires roccosiffrediennes, l’acteur reste la plupart du temps anonyme, alors que les actrices parviennent plus facilement à la renommée. L’homme n’est qu’un figurant, au mieux un second rôle, un faire-valoir, pendant que les projecteurs sont braquées sur la femme dont le plaisir tient le rôle principal.
Mais quel est en fait ce plaisir pris par ces femmes dans ces films que ces descriptions nous promettent ? Les actrices en manifestent tous les signes, notamment par ces cris effrayants à en rendre un ours timide, devant montrer, voire démontrer l’orgasme. Plaisir bien souvent simulé − et en ce sens, les pornostars méritent parfaitement le titre d’actrices −, qui donc est en grande partie artificiel. Le plaisir féminin est par conséquent bien un impératif : s’il ne résulte pas naturellement des acrobaties périlleuses, on le forcera à exister.
Pourquoi cette obsession du plaisir féminin manifesté ? Est-ce une façon pour l’homme de se rassurer en se disant que la femme prend du plaisir à l’exercice ? Est-ce parce que l’homme veut faire jouir plutôt que jouir ? Parce que pour lui, le jouir passe par un faire-jouir sur le mode de l’empathie : sentir comme si on était « à la place de » ?
Avant tout, il y a ceci : l’idée de la salope. Ces pornos mettent en scène la plupart du temps des rapports de domination par le jeu de situations humiliantes et dégradantes à l’endroit du « sexe faible » qui, pour le coup, l’est vraiment : voir par ailleurs le cas de l’ami Max Hardcore. Le spectateur homme qui éprouve du plaisir à contempler ce genre de spectacle, où la femme est viandifiée, répugnerait à coup sûr qu’on le traite lui-même de la sorte. Ce qui est en scène est donc une situation où l’on ne devrait pas prendre de plaisir, mais où, paradoxalement, la femme exhibée en est inondée, au point d’en déborder littéralement.
La thèse latente de tout cela ? Le rapport sexuel est dégradant ; il ne faut pas éprouver de plaisir durant l’acte sexuel ; l’homme n’en éprouve pas ; seule la femme peut et doit en éprouver ; celle qui en éprouve est une salope ; plus elle en éprouve et plus elle l’est.
Dans cet entêtement de l’homme à ne pas vouloir reconnaître qu’il a du plaisir durant l’acte, il y a donc comme un refus de la jouissance. Comme un fond de vieille culpabilité ; un vieux fond de culpabilité peut-être même chrétienne : c’est sale, il ne faut pas aimer cela, seule la femme aime, et elle doit pour cela être suppliciée pour ne pas être restée vierge. Conséquence de sa luxure, le supplice devient même cause de celle-ci, tant la femme est perverse. Le porno rend coupable la femme, coupable, à nouveau coupable après avoir croqué la pomme en ces temps ancestraux. Elle est une salope, elle ne veut que jouir ; parce qu’elle veut du plaisir, l’homme, finalement, cède. Si elle n’était pas une salope, jamais l’homme ne jouirait. Le scénario de tout ce type de de pornos (il faudrait évidemment nuancer) n’est ainsi rien d’autre que celui du péché originel.
Le porno se pensait l’apogée de la libération des mœurs : enfin le plaisir sexuel peut-il être filmé et la femme jouir sans entraves ! En fait, il n’est qu’une version sécularisée de la genèse, en ce qu’il met en scène un plaisir coupable dont il rejette la responsabilité sur Ève pendant qu’Adam fuit la sienne, sous le regard d’un spectateur en position de Dieu jugeur, qui inconsciemment sanglote d’éprouver tant de plaisir à regarder, avec sa main posée là où l’on devine.
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[1] L’accent circonflexe fait toute la différence entre le piscare et le peccare, que l’on confond parfois trop hasardeusement en raison de leur homophonie en langue française.
[amtap book:isbn=2012793258]
20 novembre 2011 à 1:00 Andreas[Citer] [Répondre]
La conclusion de ton article est, à mon sens, totalement absurde : il n’y a pas de culpabilité du plaisir masculin ou de relecture du péché originel dans la pornographie. La nature de ton analyse filmique conduit à ces différents contre-sens.
A ce titre, tu commences par dire des choses on ne peut plus vraies. En gros, tu fais l’étude de l’économie du montage et du cadrage dans les films pornos. Ce qui te permet d’évoquer le corps morcelé, quasiment nié, de l’homme et le corps de la « salope », entièrement placé sous le signe de la jouissance. C’est précisément ce constat qui te permet de dérouler ta critique de la pornographie.
Or, ton argumentation part d’une analyse incomplète : à aucun moment l’expérience ou la participation active du spectateur masculin ne sont mentionnées. Si le spectateur prend plaisir aux images pornographiques c’est qu’il se masturbe tout en s’identifiant à l’acteur entrain de copuler. Sans le morcellement du corps de l’acteur, cette identification ne saurait fonctionner. L’amateur de pornographie doit avoir l’impression que son sexe trouve son prolongement à l’écran. Par ailleurs, la « salope » est un personnage tout à fait indiqué pour le branleur : elle est consentante et en extase face aux prouesses fantasmées de son corps. Ce ne sont que des représentations extérieures à la pornographie (religieuses, morales, esthétiques) qui font de la « salope » une personne coupable. Sinon, elle est simplement un personnage idéal pour le branleur.
Il en résulte que les problèmes de la pornographie sont très différents de ceux que tu décris. Par le jeu de l’identification avec l’acteur, le spectateur sera peut-être amené au désir d’une imitation : il veut avoir ce gros sexe, ce corps imberbe et musclé qui, manifestement, excitent la « salope » au plus haut point. Production donc d’un désir extrêmement codifié, à savoir celui d’un corps idéal pour le plaisir féminin. D’autre part, la « salope » est une actrice. Elle peut mimer le plaisir dans n’importe quel genre de situation, même des situations imaginaires. Résultat : l’industrie du porno peut inventer des désirs féminins tout à fait artificiels (la fameuse « éjaculation faciale » est peut-être à ranger dans une catégorie) mais qui vont, peu à peu, se « naturaliser ». Car, si l’on reste dans le cadre théorique d’un désir mimétique, le spectateur masculin sera amené à être stimulé par ces nouveaux désirs de « salopes » – et la femme devra, progressivement, se montrer réceptive et excitée par les fantasmes naissants de son partenaire. D’où un second problème relatif au porno : la production de désirs orientant les pratiques et la représentation de la sexualité. C’est à ces différents niveaux que l’autonomie des désirs masculins et féminins est sérieusement mise à mal par la pornographie.