Le fondement de la morale
Nous avions montré il y a quelques temps que la morale reposait toujours sur un dogme ou quelque chose comme cela en raison des trilemmes de Fries ou de Münchausen ; la morale, comme le remarque Sartre avec l’élève qui était venu le chercher, tombe dans des conflits des devoirs et autres antinomies. Si bien que l’on se retrouve toujours tel l’âne de Buridan, non pas qu’on soit incapable de faire choix, mais incapable de choisir en raison la morale qui nous permettrait de faire ce choix.
On aurait tôt fait de tomber dans l’amoralisme le plus absolu si l’on s’en tenait à ce discours. Ce que fait Sartre d’une certaine manière, ou avant lui, Nietzsche. D’où le problème : comment construire la morale sans que celle-ci soit dogmatique ?
Il est usuel, au moins depuis Kant (et même Descartes) d’établir un dualisme de la raison : la raison serait théorique, spéculative d’un coté, pratique de l’autre. Chaque raison aurait un domaine qui lui serait propre et ne devrait pas en sortir.
Rompons avec cette distinction (dont je n’ai jamais clairement compris la justification) pour revenir à un strict monisme de la raison. Ainsi la raison est une et son activité est identique, qu’elle cherche à connaître la nature ou qu’elle cherche à connaître ce que l’homme doit faire ; qu’elle enquête sur l’être ou sur le devoir-être.
Nous avons vu avec Popper quelle doit être la démarche adoptée par la raison concernant n’importe laquelle de ces recherches : se garder du dogmatisme, être réfutable, etc. Les recherches concernant la morale ne doivent en aucun cas échapper à cette règle.
Or, dans cette démarche de la science, de la raison, est déjà contenue en germe une morale qu’il suffit de développer pour trouver, dans un premier temps, les premières règles morales.
Partons du fait que nous ne savons rien, ni en science de la nature, ni en morale ; ni en théorie, ni en pratique. C’est une sorte d’époché que nous faisons, de reconstruction de tout l’édifice du savoir humain ; mais une reconstruction Ô combien différente de celle de Descartes ou Husserl.
La première question à laquelle répondre est : comment puis-je savoir ? La question de la théorie de la connaissance est en effet fondamentale car de sa réponse dépend la validité de toute connaissance, tant pratique que théorique ; en somme, elle même dépend d’elle-même. Il semble y avoir un dialèle, mais en fait non, comme nous le verrons.
Pour ce qui est de la théorie de la connaissance, nous adoptons, pour le dire simplement et grossièrement, la démarche décrite par Popper qui procède par conjectures et réfutations. Passons ensuite à la classique question qui préoccupe la morale : que dois-je faire ?
Comment la résoudre ? Tout simplement par conjectures et réfutations. Or, agir par conjectures et réfutations présuppose déjà une morale, comme nous l’avons vu : liberté d’expression, esprit critique, le non-dogmatisme, etc. Ce n’est rien d’autre que la morale de la science.
De cela, on en déduit facilement des préceptes, sinon moraux, au moins politiques. De la liberté d’expression, de la critique et du dogmatisme, on en déduit facilement que le régime démocratique de la société ouverte est préférable à d’autres.
On pourrait objecter que certains pays totalitaires firent progresser la science, comme par exemple l’URSS. Nous nous occuperons plus tard des objections qu’on pourrait nous faire. Pour le moment, remarquons que comme la morale ne peut être prouvée, elle ne saurait être que déduite, et ici en l’occurrence, déduite de la démarche scientifique.
On arrive facilement à des apories dans la déduction. Prenons par exemple la question sexuelle : faut-il prohiber l’homosexualité, la masturbation, etc ? Comme savoir, à partir de la simple démarche scientifique, la position que l’on doit tenir là-dessus ?
La réponse est : ne tenons aucune position. En morale, il ne faut pas être amoral ou immoral, mais bien plutôt agnostique. Avouons simplement que nous ne savons pas quel discours tenir sur la question sexuelle, et qu’il faut par conséquent se garder de légiférer, tant bien politiquement que moralement, sur la question.
Ici, il est une distinction essentielle que nous devons faire entre la morale et les moeurs. Il faut se garder de confondre les deux. Ce qui est du domaine de la morale est ce qui est directement déduit de la démarche scientifique : liberté d’expression, démocratie, etc. Ce qui est du domaine des moeurs sont toutes les règles morales (ou l’absence de règle, qui est d’une certaine manière une règle) résultant des apories de la déduction morale à partir de la démarche scientifique. Par exemple, la question sexuelle est plus une affaire de moeurs, non de morale. La question de la liberté (politique) est plus une question morale. Gardons à l’esprit que les domaines, et de la morale, et des moeurs, restent ouverts à toute réfutation et à toute nouvelle conjecture.
Car en effet, on pourra objecter pour la question sexuelle le problème de la pédophilie. Il semble en effet que cela soit une objection au laissez-faire absolu sur le sujet. En somme, voici la démarche de toute réflexion morale. Soit une question morale, ici, la sexualité. Faisons tabula rasa de tout ce que nous avons admis jusqu’à présent et adoptons un laissez-faire absolu (tout ceci n’est évidemment qu’une démarche intellectuelle pour le présent exemple). Tentons de réfuter ce laissez-faire. On trouve une première objection : la pédophilie. Proposons alors une nouvelle conjecture : laissez-faire, moins la pédophilie. Remarquons que cette nouvelle conjecture reste réfutable. Ainsi, il y a quelques temps, on aurait dit que l’homosexualité ou les rapports non protégés étaient condamnables, ce qui fut réfuté.
Ici, ce ne fut qu’un exemple, et nous n’avons pas bien décrit comment on en arrivait à prohiber la pédophilie. Pour ce faire, on peut s’aider d’autre axiomes en connexion avec les règles morales générales déduites de la démarche scientifique, et notamment du paradoxe de la liberté : une liberté sans bornes s’auto-détruit ; il y a donc fort à parier que toute liberté sans bornes dans quelque domaine que ce soit doive être limitée, auquel cas on tomberait dans un nihilisme certain. C’est le cas par exemple de la pédophilie. En somme, on limite la liberté comme suit : le maximum de liberté pour le maximum de personne (Kant). Pour le dire comme Popper, la liberté d’agiter ses poings s’arrête où commence le nez du voisin.
En somme, la régulation des moeurs est fonction de la connaissance (conjecturale) du moment. Comme on sait que l’on peut être dans l’erreur, il faut se garder de tout jugement définitif : peine de mort, torture, etc.
[amtap book:isbn=2080710915]