Une parenthèse mythologique de Bourdieu : idéologie du don et métempsychose platonicienne
Ce matin, j’ai été très dérangé par une parenthèse dans un texte de Pierre Bourdieu, au point que j’en textotais même ce bon Luccio :
« (le don, par exemple, qui, on le sait depuis le mythe d’Er de Platon, n’est pas facile à concilier avec une théorie de la liberté) »
Pierre Bourdieu, « Fieldwork in Philosophy », Choses dites, p. 25.
On ne devrait pas normalement être dérangé par une parenthèse : étymologiquement, il s’agit de quelque chose d’intercalé, d’accessoire. Mais Bourdieu est habitué à ce stratagème, qu’il partage avec Kant, en plus de son goût pour les phrases interminables à incises multiples : dissimuler des choses essentielles là où l’usage veut qu’on les identifie comme superflues.
Cette parenthèse se trouve dans une phrase où Bourdieu explique que :
« Le malheur de la sociologie, c’est qu’elle découvre l’arbitraire, la contingence là où l’on aime à voir la nécessité, ou la nature ([…] [1]) ; et qu’elle découvre la nécessité, la contrainte sociale, là où l’on voudrait voir le choix, le libre arbitre. »
Autrement dit, si la sociologie (il faut comprendre : celle de Bourdieu) s’attire un opprobre généralisé, c’est parce qu’elle bouleverse les croyances, les certitudes, les apparences, les illusions, en montrant que ce qui est généralement perçu comme intangible ne l’est pas tant que ça, et vice versa.
C’est précisément un pareil type d’illusion − Bourdieu parlerait peut-être plus à propos d’illusio − qui est pointé du doigt, lorsque Bourdieu parle de l’idéologie du don, qui est le thème de cette parenthèse-thèse. Dans le champ scolaire [2], la conception usuelle, caractérisée par cette idéologie, veut en effet que tout élève réussisse, pour peu qu’il soit suffisamment doué et travailleur. Puisqu’un don, en tant que qualité innée de l’individu, est, en droit, statistiquement équiprobable ceteris paribus, il va alors de soi que l’on rencontrera, selon cette conception, une proportion d’élèves doués équivalent pour toutes les classes sociales : on a autant de chances de naître doué ou pas, et il existera donc autant d’élèves doués issus des classes dominées de la société (prolétaires, ouvriers, etc.), que des classes dominantes (professions libérales et intellectuelles, etc.). Partant, on devrait retrouver dans les statistiques de réussite scolaire la même distribution équiprobable : autant d’enfants d’ouvriers que de médecins aux mêmes niveaux de diplômes. Or, c’est ce que la sociologie (il faut comprendre : celle de Bourdieu) dément : le prétendu « don scolaire » est en fait très inégalement réparti suivant les classes sociales, et l’idéologie du don n’a pour effet que de masquer les vraies racines de l’arbitraire de la réussite scolaire, qui ne plongent non pas dans la nature, mais dans le social : la reproduction des hiérarchies sociales au moyen de l’école.
Quel rapport alors, même lointain, avec Platon, pour que Bourdieu ose faire référence au mythe d’Er à ce sujet ?
Rappelons (en abrégeant et en ne donnant que les éléments pertinents pour le problème qui nous occupe) le mythe d’Er, qui clôt la fameuse République de Platon, premier traité politique totalitaire de l’histoire qui ne fut égalé que par Mein Kampf d’après Karl Popper. Er le Pamphylien revient de chez les morts, et raconte ce qu’il y a vu : des âmes punies, ou au contraire récompensées des actions commises en leur vie précédente. Mais l’âme étant, selon Platon, immortelle, toutes ces âmes doivent bientôt repartir sur terre. Pour ce faire, elles doivent chacune choisir en conscience et en toute connaissance de cause une existence pour le prochain cycle parmi un stock fini d’existences possibles (animaux inclus). Métempsychose qui se distingue donc fondamentalement de ce qui caractérise par exemple le bouddhisme, où la destinée des êtres dans le cycle du samsâra dépend du karma.
Lachésis, Fille de Nécessité, tint en effet aux âmes à peu près ce langage :
« Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître, chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas responsable. »
Platon, République, 617d-617e.
Plus clairement, est organisé un tirage au sort pour désigner, parmi toutes les âmes devant effectuer un nouveau cycle, l’ordre de choix pour choisir le type d’existence qu’ils auront par la suite. Supposons ainsi l’ensemble des âmes A = {a1, a2, …, an-1, an} : le tirage au sort désigne l’ordre de choix : a321 choisira par exemple avant a212 son existence dans l’ensemble des existences E = {e1, e2, …, em-1, em} − sachant que m > n : même l’âme choisissant en dernier (dans le mythe, il s’agit de celle d’Ulysse), possède encore un choix dans les existences. Les âmes choisissent donc tour à tour une existence plus ou moins vertueuse, et pour ce choix, elles sont complètement libres, « le dieu […] n’est pas responsable » ; à la rigueur, il ne peut être tenu responsable que de l’ordre du tirage au sort. Mais ce qui est déjà beaucoup : car à chaque choix, la cardinalité de l’ensemble E diminue, restreignant le champ des possibles pour chaque nouveau tirage. Toujours est-il qu’elles sont donc, à ce stade là, responsables de leur devenir dans leur prochaine existence. Autrement dit, si en cette vie vous êtes une vermine, c’est parce qu’avant votre naissance, votre âme a opté pour ce type d’existence. Vous ne vous souvenez plus avoir fait ce choix là ? C’est tout simplement parce qu’immédiatement après votre choix, on vous a fait boire les eaux du Léthé, qui précipita en vous l’oubli de cet épisode.
Voici un mythe qui permet en conséquence de concilier deux choses. D’une part la liberté, en ce que l’on choisit librement son type d’existence, et d’autre part la nécessité, en ce que l’on est déterminé à un certain type d’existence sans plus savoir pourquoi, de telle sorte qu’on le vit non pas comme un choix, mais comme un destin. Pareillement, l’idéologie du don attribue la réussite en cette vie là à un don attribué à la naissance : chacun se fixe dans la vocation pour laquelle il s’avère être le plus doué, sans trop savoir pourquoi il l’est. Le don est ce qui ne s’explique pas : il est l’argument paresseux de la pensée sociologique lorsqu’elle s’y arrête et le considère comme ultime cause explicative. En rendre compte passe pour Platon par ce mythe, qui permet d’imputer la responsabilité du devenir des agents à eux-mêmes ; au contraire de Bourdieu qui produit une explication par le social.
Platon parvient ainsi à concilier liberté et nécessité pour rendre compte des destinées humaines. Solution difficile, nous dit Bourdieu, qui en plus vient masquer également les vrais causes de l’arbitraire des destinées. Celle de Bourdieu fera l’économie de l’explication mythologique, en (re)théorisant le notion d’habitus − ce sera (peut-être) l’objet d’un autre chapitre…
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[1] Le lecteur aura évidemment compris que les points de suspension dans cette parenthèse font référence à celle-là même dont il est fait allusion plus haut, est que j’ai renoncé à reproduire afin de : 1) éviter une redondance ; 2) ajouter une note de bas de page (ce qui donne toujours un aspect un peu érudit à un texte) ; 3) rendre l’exercice de la lecture ludique et amusant par un petit exercice de substitution.
[2] Pour une dénonciation de l’idéologie du don dans le champ sportif, voir par exemple les travaux de Sébastien Fleuriel.
[amtap book:isbn=2707311227]
20 janvier 2012 à 15:35 Luccio[Citer] [Répondre]
Tu dois être bien triste qu’on ne commente pas.
Mais si tu avais été trop loin dans tes spéculations, sache que je te serais gentiment tombé dessus. J’aime beaucoup ton billet, jusqu’à la première note de bas de page.
Je pourrais rajouter pour la frime comment Schopenhauer présente sa propre interprétation de Platon lorsqu’il aborde sa théorie du caractère au chapitre 55 du Monde comme volonté et représentation. D’ailleurs je vais le faire !
Voici le petit résumé que Burdeau associe au chapitre 55 dans sa table des matières (ed. PUF) — les alinéas sont de moi :
Dans ce chapitre, à l’image de la façon dont il opère dans le Monde, Schopenhauer utilise des concepts kantiens et en profite pour rajouter un truc à sa sauce (parfois en prétendant utiliser ces concepts mieux que Kant ne l’a fait lui-même — mais pas ici). Et souvent il rajoute comment comprendre la doctrine de Platon à partir de ces concepts, qui au fond manquaient à Platon pour exposer adéquatement ses idées.
Je me permets de proposer ici un petit résumé de ce chapitre 55 — issu d’une petite fiche de lecture — que je conclurai avec une phrase où Schopenhauer livre son avis sur le mythe d’Er. Servi en guise d’amuse-gueule une brève présentation de l’ontologie de Schopenhauer.
1) Il faut tout d’abord opposer les phénomènes (les choses que l’on aperçoit, qui nous apparaissent) à la Volonté — Ontologie (les familiers de Schopenhauer peuvent passer au point 2)
Les phénomènes apparaissent dans le temps et l’espace, se succédant les uns aux autres selon le principe de raison ; ils sont entièrement déterminés.
La volonté, elle, échappe au principe de raison suffisante. La Volonté est libre.
a) La volonté comme chose en soi
– Cette liberté de la volonté correspond au fait que la volonté est aussi la « chose en soi » qui existe indépendamment de toute perception. Cette chose en soi ne nous est pas accessible par la raison, car la raison ne connaît qu’à travers les phénomènes. Les phénomènes sont la chose en soi perçue à travers le principe de raison (par l’entendement et la raison) ; et cette volonté-chose en soi est précisément ce qui ne peut être connu à travers le principe de raison, ce qui existe indépendamment, ou antérieurement à ce principe.
– La volonté est connue par l’intuition (intellectuelle), qui est intuition des Idées.
– Les Idées sont ce qui permet d’expliquer l’existence et le comportement des objets-phénomènes, que les raisons (ou causes) seules ne peuvent expliquer. Ainsi les actions d’une fourmi peuvent être expliquées en soulignant les informations qui lui parviennent et comment elles enclenchent des actions (selon le principe de raison), mais il faut aussi l’Idée de la fourmi pour comprendre que la fourmi associe telle perception à telle action (Idée perçue par intuition). De même il faut l’Idée des lois physiques pour que celles-ci soient reconnues dans le monde.
Ces Idées sont aussi les partons des phénomènes, leurs supports ontologiques ; les Idées se phénoménalisent dans les phénomènes.
– La chose en soi-volonté (on écrit Volonté) est une et indivisible, mais se particularise à deux niveaux : dans les Idées, puis dans les phénomènes.
0 La Volonté (où il n’y a pas de différence entre le Sujet qui perçoit et l’Objet perçu, car il n’y a pas la moindre perception, juste l’être identique à lui-même)
1 Les Idées (où la différence S-O tend à s’abolir — c’est le lieu de l’expérience esthétqique, mais où les Idées sont distinctes les unes des autres)
2 Les phénomènes, qui sont la phénoménalisation des Idées dans le temps et dans l’espace selon le principe de raison (le Sujet et l’Objet se distinguent, dans la perception, mais aussi dans la chasse, la sexualité, la digestion, etc.)
b)La Volonté est libre
On constate donc que la volonté n’est pas la seule volonté de l’individu (que Schopenhauer doit se donner comme objet dans sa dissertation sur La liberté de la volonté que je n’ai pas vraiment lue). La Volonté c’est le principe et l’être central de l’ontologie de Schopenhauer, dont la liberté individuelle (le libre arbitre ou autre chose) n’est qu’un cas particulier [difficile de dire dans ce cas ce qu’est un cas particulier].
– On comprend ainsi que la Volonté est libre dans la mesure où elle échappe à la nécessité, où elle lui est antérieure. C’est une liberté en quelque sorte négative, une négation de la nécessité, une liberté absurde. On ne sait pas pourquoi elle passe de 0 à 1 ou 2 ; et pire, se poser la question n’est pas juste, parce que demander « pourquoi » à la volonté, c’est interroger quelque chose d’antérieur au principe de raison selon le principe de raison.
– Au sujet de cette volonté libre absurde, qui dans le monde phénoménal va jusqu’à se nier elle-même (quand un animal en mange un autre par exemple), je vous invite à lire cette courte fiche de lecture que propose un des « satellites » de Morbleu http://web.me.com/anthonyrousset/blogphilosophique/%C3%89tudes_de_textes_%26_fiches_de_lecture/Entr%C3%A9es/2012/1/19_Rosset%2C_Schopenhauer%2C_philosophe_de_l%E2%80%99absurde.html. L’individu veut certes sauver l’Occident de son déclin, mais on lui pardonne, notamment parce sa fiche d’un livre de Rosset sur Schopenhauer est appréciable.
Entracte