La stratégie olympique de Pierre de Coubertin
2008, année olympique. Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux, est à la fête. Pour tous, son humanisme ne fait nul doute. Coubertin, en 1896, a fait œuvre utile en restaurant l’esprit olympique qui s’était endormi depuis l’interdiction des Jeux par l’Empereur Théodose en 394. « Plus vite, plus haut, plus fort », « l’important est de participer » et autres maximes résument pour beaucoup l’essentiel de son projet hautement moral.
Pourtant, Pierre de Coubertin aspirait à bien plus qu’à la restauration des Jeux. À défaut d’être prophète, il se définissait comme un « éclaireur ». Il avait un projet ambitieux qu’il nourrissait depuis l’enfance : réformer la société par la pédagogie, réformer la pédagogie par le sport, imposer le sport grâce aux Jeux Olympiques. Pourquoi un tel dessein ?
À l’aube du XXe siècle, les consciences européennes sont en crise. Les sociétés achèvent leur deuil de l’Ancien Régime et se convertissent tant bien que mal à la modernité. Les régimes clos et stratifiés dans lesquels l’individu était subordonné à l’État cèdent peu à peu la place à des systèmes politiques plus ouverts laissant les individualités maitresses de leurs destinées. Les positions ne sont plus fixées mais sont désormais fonction des efforts fournis par chacun. « Le monde a plus changé entre 1880 et 1914 que depuis les Romains » écrivait Charles Péguy. Cette profonde mutation n’est pas sans conséquences et engendre ce que Coubertin nommera la « névrose universelle. » Toutefois, la Grande Bretagne semble relativement épargnée par cette crise. La France assiste presque impuissante à son décollage économique et à l’expansion de son empire colonial. Elle paye encore les conséquences de la guerre de 1870 tandis que l’Angleterre prépare le Commonwealth.
Le monde anglo-saxon paraît en effet avoir découvert la recette permettant d’adapter les sociétés à la modernité. Selon Coubertin, leur secret réside dans la mutation de leur modèle social et pédagogique qui accorde une place croissante au sport. Cette réorganisation fut pour Coubertin « la pierre angulaire de l’empire britannique. » Le Baron est dès lors convaincu que la société ne pourra être réformée qu’en s’inspirant de l’exemple anglais. « Les sports peuvent constituer la recette virile sur laquelle s’échafaude la santé de l’État. » Ils sont la solution pour « rebronzer la race », pour empêcher sa dégénérescence, la guérir de sa névrose.
Comment une activité en apparence aussi anodine que le sport peut-elle justifier un tel projet ? D’après Coubertin, le sport a deux fonctions. D’un coté, il constitue pour l’individu « une sorte d’école préparatoire à la Démocratie » : il invite au progrès, au dépassement de soi, à l’autocritique, à accepter la défaite et à triompher avec humilité. Mais d’un autre coté, la « religion athlétique » sert à préparer la population à la guerre et à « la cause coloniale. » Elle garantit de plus la paix civile en désamorçant les colères nées des injustices sociales, comme « l’opium du peuple » que dénonçait Marx.
Le sport permet donc à la fois l’émancipation de l’homme et son aliénation. Ces deux aspects contradictoires sont défendus avec force par le Baron car nécessaires d’après lui à la société. Celle-ci a besoin d’un homme qui soit libre, mais qui soit aussi tenu en laisse. Le sport parvient à résoudre ce paradoxe en conciliant l’inconciliable. Il forme des individus travailleurs et autonomes, ne se révoltant pas et acceptant l’ordre établi.
Quel rôle les Jeux Olympiques jouent-ils dans ce dessein ? Ils visent simplement à diffuser plus facilement le sport et ses valeurs dans la société. Le Baron craignait que les Français refusent de transpirer si une émulation internationale et des champions ne venaient les y pousser. « Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport ; pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent ; pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes. Impossible de sortir de là. Tout se tient, s’enchaîne. »
Les Jeux sont ainsi bien loin d’être une fin en soi. L’éthique de l’Olympisme et de sa Charte que l’on croit à tort être l’œuvre ultime du Baron ne sont en fait que des stratagèmes visant à faire admettre le sport dans une société qui au départ lui était hostile en établissant qu’il est compatible avec les valeurs dominantes. Refuse-t-on le sport professionnel ? Coubertin défend bec et ongles l’amateurisme, mais avec « un zèle sans conviction réelle. » Se préoccupe-t-on des effets du sport sur l’esprit ? Il publiera sa Psychologie sportive pour justifier sa thèse, tout comme il publiera sa Pédagogie sportive pour convaincre de la bonne action morale et sociale du sport sur la jeunesse
La question de la « trêve olympique » et de la neutralité politique qui fait tant débat aujourd’hui constitue sa stratégie la plus efficace. Le pacifisme olympique n’avait pas d’autre finalité pour Coubertin que d’assurer la continuité des olympiades. Que la guerre empêche la tenue des Jeux, et le sport risquait de ne jamais s’en remettre. Qu’au contraire ils puissent avoir lieu même dans les moments de crise, et la pérennité des institutions sportives serait assurée. Avant de préserver les hommes de la guerre, la trêve devait protéger les Jeux.
Derrière les bonnes paroles pleines d’idéalisme de l’Olympisme se cache ainsi un projet d’une tout autre nature. Plus que le pacifisme, la solidarité, le fair-play et tant d’autres valeurs mises sans cesse en avant par les institutions sportives, Pierre de Coubertin entendait transformer l’homme et la société, « rebronzer la race » française en les convertissant aux valeurs sportives importées d’outre-Manche afin d’adapter la France à la vie moderne pour qu’elle rattrape l’Angleterre. Rien ne distingue ainsi Pierre de Coubertin d’autres utopistes ou idéologues de son époque, si ce n’est qu’il a réussi. Vingt ans : tel était le délai que s’était donné Coubertin pour sa réforme. Aujourd’hui, lui, le sport et l’Olympisme sont unanimement célébrés et le CIO universellement respecté. Que pouvait espérer de mieux ce Baron qui déjà enfant s’était amusé « à concevoir la création d’un État à la fois conquérant et civilisateur dont l’action devait se répercuter sur l’Europe, puis sur le reste de l’univers et exercer une influence grandiose dans tous les domaines » ?
8 août 2008 à 9:10 François[Citer] [Répondre]
Je découvre votre blog à la suitre de votre passage sur le mien. Très intéressant !