Descartes et la fille louche
Il y a quelques temps Oscar Gnouros, ce brave Oscar, m’accueillit à la terrasse d’un bistrot et m’informa comment trier ses amis grâce aux précieux conseils d’Aristote. Après avoir commandé un monaco, je le remerciai pour ses propos intelligents. Puis je lui rappelais quelques judicieuses remarques du sieur Descartes.
Tout d’abord je lui fis effet par ma connaissance mathématiquement discrète d’Aristote, c’est-à-dire ponctuelle mais précise. Certes, au début du livre VIII de l’Ethique à Nicomaque Aristote distingue trois amitiés, selon le plaisir, le profit ou la vertu, mais quel en est le moteur ? On aime l’autre pour ce qu’il provoque en nous, pour ce qu’il nous apporte ; plus il nous ressemble, plus on prend plaisir à sa personne. Il se trouve qu’entre personnes vertueuses la source de l’amitié (et du plaisir à être ensemble) est plus stable que chez les collègues de vice ou de boulot. Car chaque vertueux est bon dans l’absolu et agréable à son ami, mieux : chaque action exprime le caractère (vertueux), et les amis vertueux ont un caractère parfaitement semblable, ils sont donc heureux d’être ensemble.
Mais surprise (et déception), les amitiés basées sur la vertu sont rares. Non seulement parce qu’elles demandent des gens vertueux, mais aussi parce qu’elles exigent du temps et des habitudes communes. Alors « si la volonté de contracter une amitié est prompte, l’amitié ne l’est pas ». [1]
Pour l’amitié il faut des caractères semblables, c’est-à-dire non seulement de la vertu, mais aussi des à-côtés qui se ressemblent. Ainsi deux vertueux appréciant tous deux la pêche s’entendront mieux que si l’un pratique volontiers l’alpinisme et l’autre le farniente (encore plus s’ils ne vivent pas pas au même endroit).
Oscar était très content, il me paya même une bière (car je bois vite). Il était d’accord, « En effet » a-t-il dit. La possibilité qu’il s’en fichât était écartée, je continuais. « Mon brave Oscar, oserai-je t’avouer que cette attention au texte d’Aristote, je la dois à Descartes ? ». Plus précisément à la lettre à Chanut du 6 juin 1647.
C’est un texte qui parle d’amour et de filles louches ; on peut y lire diverses raisons de se lier d’amitié avec quelqu’un. J’en compte trois, qui sont en fait trois étapes vers l’amour ou l’amitié. Disons l’enfance, l’estime et l’amitié.
1. L’enfance – qui peut se poursuivre à l’âge adulte.
On est parfois attiré par l’autre pour des raisons qu’on ignore. Ainsi Descartes confesse qu’il aima longtemps les filles louches. Entendons-nous, il n’évoque pas les jeunes femmes des bas quartiers, mais les filles qui louchent.
2. L’âge adulte et réfléchi, le temps de l’estime.
Adulte, on ne peut plus laisser des raisons qu’on ignore diriger notre vie. Ce n’est pas très classe. Et ça tombe bien, car la réflexion a un pouvoir libératoire : « Au contraire, depuis que j’y fais réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému ». Ainsi il n’y a pas que Freud pour remarquer que la réflexion sur quelque chose permet de se libérer de son influence – c’est du connu.
Descartes se rappelle ainsi qu’il aimait une petite voisine qui louchait, et ce souvenir a dû diriger ses amours adolescentes. S’en rendant compte, il ne se laisse plus déterminer par ces petites choses. La réflexion sur ses inclinations permet donc de ne pas se laisser déborder par ces dernières, elle nous libère. [2]
Ainsi l’amour-passion pour les filles louches guidait le jeune Descartes ; devenu un adulte réfléchi, Descartes ne pouvait plus se laisser avoir. Libéré de ces inclinations, il lui faut un autre critère pour s’intéresser aux autres.
Eh là arrive l’estime : il faut estimer ou non les autres. Voilà la règle de la vie adulte. Écoute ta raison et vois si les autres sont dignes d’estime. C’est bien pratique, car la raison nous permet d’évaluer l’estime dont les autres peuvent être dignes et nous libère de nos passions par la réflexion (la même raison les deux fois !). La raison c’est classe.
« En effet. » a remarqué Oscar, emporté par l’enthousiasme qu’il était. Et qui ne le serait pas ?
3. L’amitié : raison, estime et inclinations secrètes.
Cependant on ne peut pas s’intéresser à toutes les personnes dignes d’estime. Elles sont bien trop nombreuses. Il faut en choisir certaines plutôt que d’autres. Selon quel critère ? Comment relayer le travail de la raison ? Eh bien en laissant à nouveau parler nos inclinations. La raison vient de parler, elle n’a plus rien à dire. Il y a aussi une affaire d’inclinations de l’esprit, à voir dans le texte ci-dessous.
Sur ce Oscar sourit, il devait être très heureux d’apprendre tout ça. Un peu saoul (je bois vite et dois m’arrêter plus vite), maintenant les autres nous rejoignaient, j’impressionnais la compagnie par ma mémoire et me lançais dans une récitation des mots du grand homme :
« Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu’une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j’en remarque deux, qui sont, l’une dans l’esprit, et l’autre dans le corps. Mais pour celle qui n’est que dans l’esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n’oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps.
Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l’entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l’objet cesse d’agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu’il ne lui ressemble pas en tout.
Par exemple, lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela.
Au contraire, depuis que j’y fais réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est.
Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour ; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus.
Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d’avoir de l’amitié pour quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l’esprit, et non dans le corps, je crois qu’elles doivent toujours être suivies ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l’esprit sont réciproques, ce qui n’arrive pas souvent aux autres.
Mais les preuves que j’ai de votre affection m’assurent si fort que l’inclination que j’ai pour vous est réciproque, qu’il faudrait que je fusse entièrement ingrat, et que je manquasse à toutes les règles que je crois devoir être observées en l’amitié, si je n’étais pas avec beaucoup de zèle, etc. »Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647 [3]
Tous m’abandonnèrent pour rentrer chez eux. Il était déjà 20h30 et chacun était bien fatigué. Ce fut une super journée. Me voilà certain d’être bien entouré.
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[1] Aristote, Je vous laisse deviner où.
[2] Notez ce billet Internet dont l’auteur explique dans le détail la lettre de Descartes mais en commettant une petite erreur : les filles louches sont présentées comme des « femmes affectées d’un strabisme convergent ». Son billet est intéressant (selon mon souvenir), mais le strabisme convergent c’est un peu n’importe quoi.
Certes l’amour (pédagogique) des équivalents est parfois source de bonne choses, mais il pousse ici notre auteur à expliquer un mot simple par des concepts bien compliqués. En plus ça se trouve il s’agissait de strabisme divergent, voire de tous les strabismes, qui sait.
Enfin, c’est oublier que cette passion de Descartes était de l’ordre du sentiment (et en dernier ressort, selon Descartes, de l’ordre du corps). Pour utiliser un mot de Leibniz, le sentiment c’est de l’ordre du clair et confus, quand les idées sont de celui du clair et distinct. Ainsi, on ne tombe pas amoureux des filles « qui ont un strabisme divergent selon telle ou telle mesure… », mais des « personnes louches ».
Certes, « louche » est déjà un caractère objectif qu’oublie celui qui en est victime, mais autant rester dans le flou plutôt que plonger dans l’hyper précis – car le sentiment voit que ça se ressemble, non que ça se ressemble objectivement, parfaitement et en tout point.
[3] Texte piqué ici. Comme c’est ma récitation je propose mon découpage.
8 novembre 2012 à 18:02 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
J’ai le sentiment que Descartes ne respectait pas bien le droit à la différence, jugeant de ce strabisme, je cite, « que c’était un défaut » : fasciste !
Mais plus sérieusement, je pense que l’idée du défaut que l’on ne perçoit pas mais qui agit, et qui n’agit plus lorsqu’il est une fois connu, ça fait référence aux théories esthétiques du « je-ne-sais-quoi », qui fait qu’on a du plaisir esthétique, mais on sait pas pourquoi ; et une fois qu’on le sait, et bien cela ne plaît plus. Je crois que Descartes avait défendu cette idée ailleurs. Voir ici par exemple : http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/PhiloModerne/BouhoursDubos.html