Penser et/ou calculer
Que penser, ce soit calculer, voilà une théorie qui convainc aisément. Quiconque a déjà joué aux échecs a le sentiment que pour vaincre, il doit calculer mieux que son adversaire. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle achève la démonstration. Qu’est-ce qu’un ordinateur (a computer : un calculateur) intelligent, si ce n’est une machine additionnant des 0 et des 1 par le biais de subtils algorithmes ?
Cette idée de la pensée comme calcul remonte à loin. La logique, la science du raisonnement, nait avec la syllogistique d’Aristote, voire avec la diérèse platonicienne.
Mais c’est plus spécialement dans le Léviathan de Hobbes que l’idée que penser n’est rien autre que calculer apparaît clairement. Penser, nous explique-t-il, ce n’est que comparer des idées les unes aux autres, de calculer des rapports de proportions entre-elles. Dans la théorie hobbesienne de la pensée, tout se ramène en définitive à l’addition. À celle-ci se ramène en effet tant la soustraction que la multiplication ou la division, et à l’arithmétique se ramène toute la pensée en général.
Kant, dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, soutînt une idée semblable, quoique l’idée que l’on puisse modéliser la pensée n’avait pour lui qu’une valeur épistémique et non réaliste comme chez Hobbes. Hobbes pensait que l’acte même de penser était calcul alors que Kant voulait simplement dire que le calcul pouvait être une théorie, une modélisation valable pour en rendre compte.
C’est en fait chez Leibniz que cette idée du calcul comme pensée, ou de la pensée comme calcul, ouvrit les plus ambitieuses perspectives. Sans doute est-ce avec lui qu’il faut faire débuter la préhistoire de l’intelligence artificielle. Leibniz eut l’idée de la lingua caracteristica universalis, une langue nouvelle universelle capable de manier la logique aisément (idée reprise par la suite dans l’idéographie de Frege) dans un calculus ratiocinator. Pour Leibniz, il y a des idées simples (être, corps, sensible, rationnel) auxquelles on attribue arbitrairement un nombre premier (resp. : 1, 2, 3, 5). Puis, on combine ces idées simples, ce qui nous assure d’avoir un nombre unique pour toute autre idée composée (par ex. : homme = être x corps x sensible x rationnel = 1 x 2 x 3 x 5 = 30). Et ainsi de suite.
Restait à combler l’écart entre d’une part la logique classique du syllogisme héritée d’Aristote utilisée pour raisonner par l’homme, et d’autre part le calcul, l’arithmétique. C’est ce que fit Boole avec son algèbre. Il devint alors possible de modéliser les propositions de la logique sous forme mathématique. Le raisonnement se trouvait désormais avoir pour forme le calcul. L’algèbre booléen est la base sur laquelle se fondent tous les langages de programmation des ordinateurs qui nous entourent, et même avant eux, des innombrables circuits électroniques, à commencer par la montre à quartz.
En 1997, Deep Blue, un ordinateur d’IBM, parvint à battre le champion du monde des échecs Garry Kasparov en calculant 300 millions de coups par secondes. Est-ce à dire que Kasparov en faisait autant, ou plutôt, qu’il en fit moins, puisqu’il perdit ? Que Deep Blue use du calcul pour jouer aux échecs signifie-t-il que Kasparov en faisait de même ?
Paradoxalement, des études récentes montrent qu’un grand maître des échecs ne calcule pas. Le joueur d’échec qui calcule est un débutant. L’expérimenté ne calcule pas ; il reconnaît des formes. La neuropsychologie montre que les zones du cerveau activées chez le grand joueur d’échec sont les mêmes que celles de la reconnaissance des formes, des visages. Le grand maître, à force de jouer et rejouer, d’étudier des parties déjà jouées, développe une aptitude cognitive qui lui fait reconnaître la forme d’une combinaison et lui donne l’intuition du coup suivant, sans avoir à le calculer. Ce qui est à l’œuvre chez le grand maître est moins une puissance de calcul qu’une capacité à mémoriser les anciennes parties et à voir, à reconnaître des formes là où le joueur lambda n’y parvient pas.
Ainsi, l’intelligence humaine n’est pas calcul. Le calcul est le degré le plus bas de l’intelligence humaine. Au plus haut, il y a quelque chose que l’on nommera, faute de mieux, l’intuition.
L’intelligence comme calcul est incapable d’intuition. Elle se borne à emprunter toujours les mêmes sentiers sans jamais rien découvrir d’autre. La liberté y est absente. Prenez deux hommes, et il n’y aura jamais deux parties d’échecs identiques qu’ils disputeront. Rien n’est moins sûr avec deux ordinateurs s’ils se contentent à chaque fois de calculer.
Tant que l’intelligence artificielle se bornera au calcul, elle se contentera d’imiter imparfaitement le plus bas degré de l’intelligence humaine. Celle-ci est peut-être calcul, mais elle est aussi, et surtout : mémoire, intuition, apprentissage, affectif et tant d’autres choses qu’il reste à découvrir. Le drame de l’intelligence artificielle est d’être la matérialisation de théories développées par les hommes pour modéliser leur propre acte de penser, théories qui, comme pour presque toute science, usent des mathématiques comme fondement, ou tout du moins comme langage. Tant que les hommes ne parviendront pas à rendre compte de leur intelligence (et de toute chose en général) autrement qu’avec les mathématiques, tant que les ordinateurs ne comprendront pas un autre langage que les mathématiques, il ne faut pas s’attendre à les voir ré-fléchir, acte qui suppose qui plus est un détour nécessaire par la conscience dont il n’existe encore aucun artifice.
[amtap book:isbn=271161106X]
2 mars 2014 à 22:35 Auram[Citer] [Répondre]
Bon article, résume bien les idées philosophiques du sujet, merci beaucoup.