Quand j’entends le mot bravitude, je sors mon revolver
Ce 8 mai, alors que je tentais d’écrire un petit Morbleu qui ne verra peut-être pas le jour au lieu de m’adonner à des activités sérieuses, je me suis dis que la note de bas de page que j’envisageais était un peu longue pour être claire, et abordait un sujet trop grave pour n’être qu’une note de bas de page. Il s’agit d’une réflexion qui m’est venue suite à la lecture d’un texte de Hegel. Je vous propose la traduction des PUF du passage en question [1] :
« Le principe du monde moderne, à savoir la pensée et l’universel, a donné à la bravoure une figure supérieure : son expression extérieure apparaît être plus mécanique et n’apparaît pas comme l’ouvrage de cette personne particulière, mais seulement comme celui d’un maillon du tout ; de même, elle n’est pas dirigée contre des personnes singulières, mais contre un tout hostile en général ; de ce fait le courage personnel apparaît comme impersonnel. Voilà pourquoi c’est ce principe-là qui a inventé l’arme à feu, et ce n’est pas l’invention contingente de cette arme qui a transmué la figure simplement plus personnelle de la bravoure en figure plus abstraite ».
Principes de la philosophie du droit, § 328, Remarque (trad. J-F Kervégan)
C’est une remarque célèbre que la poudre à canon ne fut longtemps en Chine qu’une poudre à feu d’artifice. Il aurait fallu que la poudre noire arrive en Europe pour devenir une arme [2]. Les Européens auraient ainsi un petit truc en plus leur permettant de passer au meurtre impersonnel et à distance. Ce p’tit truc en plus qui permit de passer de la flèche à l’arbalète malgré les premières réticences de l’Eglise.
« La technique Monsieur ?
– Non mon petit, la pensée ; et la bravoure, du moins dans sa forme supérieure [sic] ».
La nouvelle figure du courage…
Hegel remarque un changement historique de la notion de courage, une nouvelle figure de la bravoure. Rappelons-nous ces nouveautés de la fin du XVIIIe et du XIXe (Hegel écrit en 1820) : une arme à feu de qualité et des canons un peu performants, fleurs du progrès technique. Voilà qui change tout.
Imaginez un chevalier sur le champ de bataille, un mercenaire florentin de la Renaissance, ou tout militaire d’une époque où les meilleures armes à feu, imprécises au possible, impliquaient une certaine nécessité de savoir manier l’épée (tel le mousquetaire oubliant son mousquet). Il considère essentiellement la mort dans le combat au corps à corps (certes les archers anglais auront soin de me faire mentir). Alors le courage est lié à une certaine maîtrise des événements, l’individu peut contrôler ce qui lui arrive et espérer s’en sortir. Le courage n’est pas une folie, et celui qui laisse la place au hasard est jugé téméraire.
Que faire quand arrivent les armes à feu ? Même les commandos les plus entraînés ne peuvent maîtriser totalement leur sort ; et les réussites d’un Bruce Willis demeurent plus improbables que celles d’Atos, Portos et Aramis. Le courage a changé de forme. Celui qui risque de mourir touché par un boulet de canon ou une balle anonyme, ou en sortant la tête d’une tranchée, subit le hasard mais demeure un héros, il n’est pas un téméraire. Le hasard qu’implique l’utilisation de l’arme à feu semble rendre la guerre encore plus insupportable. Ce fut particulièrement visible dans les guerres de tranchée, d’où sont sorties les premières considération sur l’absurde. La guerre est encore plus absurde qu’elle ne l’était déjà, on s’y tue et on y meurt par hasard. Celui qui va au front fait preuve d’une grande bravoure (ceci est un jugement descriptif et normatif) [3].
… serait responsable de l’arme à feu.
Nous venons de voir que l’arme à feu et la guerre moderne impliquent une bravoure plus grande qui supporte l’absurde. Les armes à feu impliquent une bravoure plus abstraite (moins personnelle, car (i) on ne connaît pas son adversaire comme individu, et (ii) elle dépend moins de nos capacités). Mais, selon Hegel, c’est surtout la bravoure qui permettrait l’arme à feu.
Hegel considère (dans le livre d’où est tiré notre extrait) que le citoyen se découvre une dignité différente de ses qualités particulières. Il est plus qu’un type doué ou qu’un bon père, il est un homme libre dans un Etat libre. Il est alors prêt à tout sacrifier à sa liberté elle-même, et donc à se sacrifier pour la survie de l’Etat, c’est-à-dire du système qui garantie sa liberté concrète, ainsi que celle de ses proches (§ 325) [4].
Alors, la bravoure ne reposerait plus sur les qualités personnelles particulières du combattant, ni sur celles de l’adversaire. Elle serait une affaire d’hommes libres parce que libre au sein d’un Etat (« effectivement libres » noteraient les Hégéliens), qui s’opposent lorsque leurs Etats respectifs entrent en guerre, mais qui à titre de particuliers se supporteraient volontiers. Ainsi, les appelés de la Wehrmacht et les G.I.s auraient pu s’entendre autour d’un bol de cidre, mais ils n’étaient pas là pour ça. Hegel concède que cela paraît mécanique, et que le courage personnel apparaît comme impersonnel. Mais ce serait ainsi une affaire de gens libres, de gens qui pensent (et non d’orgueilleux chevaliers combattant pour les beaux yeux d’une Dame, du moins j’imagine).
Mais comment expliquer que la bravoure permette l’arme à feu ? Sans doute en imaginant que si je renonce à mes préférences, à la gloire dans mes exploits au profit de l’Etat et de la liberté, je suis prêt à tuer quelqu’un sans savoir qui je tue. Je ne pourrai pas me vanter de mon acte. Je tue aussi sans haine, car j’y suis obligé (bon, sur le terrain ça doit être nettement plus compliqué, car on se convainc facilement que celui à qui on s’oppose l’a mérité personnellement). Mais, pour cela, il faut que j’accepte de pouvoir être tué sans risque particulier pour celui qui me tuera. Ainsi, le principe qui engendre la bravoure, l’amour de la liberté, que Hegel juge effectivement réelle dans l’Etat (les Hégéliens rajouteraient que l’Etat est précisément, chez ses membres, cette disposition d’esprit qui consiste à se vivre comme citoyen libre de l’Etat libre), permet aussi de penser à l’arme à feu. C’est un esprit qui a accepté qu’il pouvait mourir de façon absurde qui inventa l’arme à feu.
De la bravoure réelle des anonymes
Je ne puis finir qu’en vous livrant un aveu : même si je ne comprends pas tout, je n’arrive pas à trouver cette idée absolument fausse.
Elle permet même de penser les excès qui ont pu être commis, ou de penser exactement les figures de salauds qu’on sait si bien imaginer. Disons que ceux qui envoyaient les autres au front croyaient sans doute les envoyer pour défendre la liberté, les envoyaient sans doute réellement pour défendre la liberté, mais n’avaient peut-être pas forcément la bravoure de ceux qu’ils envoyaient au front, et appréciaient parfois de parler de « liberté » quand ils ménageaient leurs intérêts. Mais je ne me lancerai pas dans une critique marxiste ou anti-militariste ici. Le discours de Hegel a pu servir des ordures, mais il permettrait aussi de les cerner.
Pourtant ce texte me met mal à l’aise, et je suis presque un salaud de vous embêter avec ça. Certes, il semble permettre de penser la dignité et la bravoure réelle des morts anonymes, même lorsqu’ils mouraient avant de tirer le moindre coup de feu. Mais peut-être les choses sont-elles plus simples, ou à dire plus simplement. Ces gens se sont sans doute sacrifiés pour ce qu’ils croyaient juste, sans s’attarder à des concepts trop compliqués, en vivant les choses simplement, peut-être confusément, mais fermement. Et je me demande si ce n’est pas leur faire injure que de dire que le courage a inventé l’arme à feu. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne le sens pas. Peut-être les concepts demeurent-ils utiles pour appréhender les choses, pour avoir un peu de conséquence. Ils permettent, par exemple, de supposer que la technique suit les dispositions morales bien plus qu’elle ne les crée [5]. Mais parfois, peut-être faut-il savoir ne pas en abuser.
C’est ainsi plein de reconnaissance que je pensais ce 8 mai à ces anonymes, morts pour que je puisse vivre ma petite vie et écrire ces petites bêtises. J’aimerais finir en me rappelant qu’il est certain qu’ils étaient des héros et des braves.
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[1] Oui, c’est aussi l’occasion de frimer un peu en disant que j’ai découvert ce truc en langue originale. Il y a fort longtemps d’ailleurs.
[2] Une consultation de Wikipedia suffit à me montrer que j’ai pas tout bon, mais je n’ai pas la force et surtout pas la connaissance pour tout résumer ; si un lecteur est au niveau, qu’il ne se prive pas de glisser un laïus (ou une source opportune), je serais ravi de profiter d’une synthèse là-dessus.
[3] Revenir traumatisé (ou le devenir au front) n’empêche pas l’héroïsme, car on a affronté le danger. Ainsi, c’est le traumatisme des soldats qui rappela l’absurdité des guerres modernes sans qu’on les juge lâches, sauf chez les connards. Regardez donc Rambo, ou (et je crains de passer pour un nase) les épisodes 6 et 7 de la saison 10 de NCIS.
[4] Je crois que Hegel rajoute que tout cela serait vraiment très fort chez les militaires professionnels, que soutiendraient la société civile.
[5] Il y aurait des trucs à penser sur les débats liés à la NRA, sur les armes comme expression d’une âme américaine (ou du wild west) qui ne saurait s’en passer, mais qui pourrait tout autant se tourner vers d’autres productions (comme un texte législatif). Mais je ne suis pas Américain.
10 mai 2013 à 10:09 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
À la lecture de tout ceci, je me demande ce qu’il faut penser des développements contemporains en matière d’armement, par rapport aux qualités morales qu’ils présupposent ou impliquent. L’arme atomique, évidemment, mais aussi ces choses plus récentes que l’on appelle les « drones ». Voir à ce sujet le récent livre de Grégoire Chamayou, Théorie du drone.