Qu’est-ce que l’humanisme ?
J’entends par humanisme l’ensemble des discours par lesquels on a dit à l’homme occidental : « Quand bien même tu n’exerces pas le pouvoir, tu peux tout de même être souverain. Bien mieux : plus tu renonceras à exercer le pouvoir et mieux tu seras soumis à celui qui t’est imposé, plus tu seras souverain. » L’humanisme, c’est ce qui a inventé tour à tour ces souverainetés assujetties que sont l’âme (souveraine sur le corps, soumise à Dieu), la conscience (souveraine dans l’ordre du jugement ; soumise à l’ordre de la vérité), l’individu (souverain titulaire de ses droits, soumis aux lois de la nature ou aux règles de la société), la liberté fondamentale (intérieurement souveraine, extérieurement consentante et accordée à son destin). Bref, l’humanisme est tout ce par quoi en Occident on a barré le désir du pouvoir – interdit de vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de le prendre. Au cœur de l’humanisme, la théorie du sujet (avec le double sens du mot). C’est pourquoi l’Occident rejette avec tant d’acharnement tout ce qui peut faire sauter ce verrou. Et ce verrou peut être attaqué de deux manières. Soit par un « désassujettissement » de la volonté du pouvoir (c’est-à-dire par la lutte politique prise comme lutte de classe), soit par une entreprise de destruction du sujet comme pseudo-souverain (c’est-à-dire par l’attaque culturelle : suppression des tabous, des limitations et des partages sexuels ; pratique de l’existence communautaire ; désinhibition à l’égard de la drogue ; rupture de tous les interdits et de toutes les fermetures par quoi se reconstitue et se reconduit l’individualité normative). Je pense là à toutes les expériences que notre civilisation a rejetées ou n’a admises que dans l’élément de la littérature.
Michel Foucault, « Par-delà le bien et le mal », novembre 1971 in Dits et écrits, I, p. 1094-1095.
L’humanisme est un piège moral. Sous ses aspects louables et tentants, il cache un hameçon asservissant. L’âme, la conscience, l’individu, la liberté qui sont exaltés par l’humanisme comme autant d’attributs contribuant à la dignité de l’homme ont de fâcheux travers.
Toutes ces qualités que l’on crut acquises suite à de dures luttes – la Renaissance, la Réforme, la Révolution – n’ont en fait pas été conquises mais octroyées à l’homme pour constituer des leviers de contrôle social faciles et utiles. Le pouvoir fait de la notion d’humanisme non pas une fin émancipatrice mais un moyen aliénant. Alors que les hommes croient s’affranchir des contraintes, ils n’en sont en fait que plus esclaves : esclaves de concepts, de notions, de théories, d’idéologies, de mythologies sur lesquels le pouvoir s’exerce, se diffuse d’une manière plus subtile et subreptice qu’avec la simple coercition.
On devient peu à peu convaincu du bienfondé de l’humanisme, on le défend, on le promeut, on l’enseigne, on le théorise sans tenir compte du revers de la médaille, et surtout, que l’on participe à l’entretien de son mouvement perpétuel d’assujettissement. L’humanisme nous crée en effet comme sujets de l’action : j‘ai une âme, je suis conscient, je suis un individu, je suis libre. Ce faisant, il nous forme également comme sujets en ce sens que le pouvoir nous somme d’agir, d’obéir en tant qu’âme, conscience, individu, liberté. La subjectivation est ainsi une étape du procès d’assujettissement.
Comment briser ce processus ? Deux stratégies, correspondant chacune à l’un des sens du mot « sujet ». Soit en prenant le pouvoir afin de refuser d’en user pour qu’il n’y ait plus de sujets en tant qu’assujettis ; soit par la destruction du sujet afin que l’homme de l’humanisme n’existe plus. Mais surtout, démystifier le mythe de l’humanisme.
Pour simplifier, l’humanisme consiste à vouloir changer le système idéologique sans toucher à l’institution ; le réformisme, à changer l’institution sans toucher le système idéologique. L’action révolutionnaire se définit au contraire comme un ébranlement simultané de la conscience et de l’institution ; ce qui suppose qu’on s’attaque aux rapports de pouvoir dont elles sont l’instrument, l’armature, l’armure.
Ibid., p. 1099.
L’humanisme garde les structures du pouvoir et se contente de changer le discours : on passe par exemple de la Monarchie à la République. Le réformisme agit à l’inverse en conservant le discours mais en changeant ses structures : de la IVe à la Ve République. Le révolutionnarisme va quant à lui s’attaquer aux deux pans dans un mouvement diachronique. Il révolutionne le discours autant que les structures de pouvoir. Il joint la théorie à la pratique, tel les philosophes cyniques dont les vies correspondaient aux paroles. C’est ce qui fit Foucault en écrivant d’un coté Surveiller et Punir, et en fondant de l’autre le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP).
La société future s’esquisse peut-être à travers des expériences comme la drogue, le sexe, la vie communautaire, une autre conscience, un autre type d’individualité… Si le socialisme scientifique s’est dégagé des utopies du XIXe siècle, la socialisation réelle se dégagera peut-être au XXe siècle des expériences.
Ibid., p. 1102.
Cet entretien de Foucault de novembre 1971 avec des lycéens semble être le premier où il évoque Mai 1968 – sous sa plume, « le mouvement de Mai ». On sait qu’historiquement, Foucault est passé entièrement à coté de cet événement. Il était alors en Tunisie, où les insurrections étaient réprimées bien autrement qu’en France. Cependant, sans conteste il théorisa mieux que quiconque cette époque, anticipant sur les années 1970 qui s’ouvraient, et les problèmes qui se posent toujours aujourd’hui à nos sociétés.
[amtap book:isbn=207076186X]
[amtap book:isbn=2070762904]