Relativisme
Après avoir lu ces recommandations, à savoir sur la neutralité de point de vue sur Wikipédia, je m’étonne que, cachée derrière une pseudo-neutralité, on ne voit pas un parti pris flagrant en faveur d’une thèse relativiste, d’après laquelle tout se vaut, que finalement, on ne peut pas savoir qui a raison, qui a tort, où est le vrai, où est le faux.
Cela pose un gros problème épistémologique car les auteurs de ceci semblent trouver, par exemple, qu’une vérité scientifique a autant de valeur qu’une opinion religieuse. Nos auteurs trouveront donc séduisant de placer, par exemple, la physique aristotélicienne ou cartésienne sur le même plan que la physique newtonienne ou galiléenne, les considérant en fait comme ayant autant de valeur l’une que l’autre. La connaissance, qui finalement est l’objet d’une encyclopédie, se trouve alors impossible, car en matière de connaissance, d’après cette thèse très discutable, tous les goûts sont dans la nature. Le parti pris de cet article, c’est que de connaissance, il ne peut y en avoir autre qu’une connaissance que l’on pourrait dire historique : la connaissance ne peut être qu’une collection de thèses mortes et quand nous les aurons toutes répertoriées et connues, on pourra dire que nous sommes savants ! Le serez-vous néanmoins ? Non, car si l’on vous suit à la lettre, rien ne vous permettra de dire que demain, lorsque le Soleil se lèvera, c’est parce qu’il tourne autour de la Terre et non l’inverse. Pourquoi ? Parce que vous vous interdisez de trancher en faveur de Ptolémée ou de Copernic. On vous demandera d’où vient l’homme, et vous, vous répondrez que d’après certains, il descend du singe, que pour d’autres, il fut créé le Sixième jour. Pourquoi les astres tournent-ils autour du Soleil ? Je ne sais pas, répondrez-vous, certains disent que c’est à cause de l’amour du premier moteur, d’autres disent que c’est à cause de l’attraction gravitationnelle universelle, mais moi, je suis incapable de savoir qui a raison, donc je ne sais pas.
Ainsi, la physique, nul ne peut dire qu’elle est vrai, car au fond, il arrive très souvent que l’on change de théorie par rapport à elle. Donc, comme aurait pu l’écrire Feyerabend, un épistémologue qui aurait sûrement plut à nos auteurs, Einstein, Newton et les autres ne sont pas supérieurs aux chamanes, gourous, magiciens, sorciers et autres illuminés de notre monde concernant la connaissance que nous avons de la nature.
Votre principe sceptique de départ est très louable, et on peut le voir comme le Socrate disant je sais que je ne sais rien. Mais vous semblez ignorer que, après que Socrate ait dit cela, il ne se contentait pas d’en rester là, mais que l’aveu de son ignorance n’était que le premier pas vers la recherche de la vérité, et qu’il n’en restait que rarement à une aporie dans ses dialogues (et quand bien même il y en avait, Platon nous dit dans une Lettre que c’est pour que le lecteur continue lui-même le travail et trouve lui-même la vérité, chose que vous récusez puisqu’il ne peut pas y en avoir). Votre démarche au contraire ressemble à celle que tenait Pyrrhon : certain qu’on ne pouvait rien savoir, il laissa presque son maître se noyer dans un étang, car il avait suspendu son jugement sur toutes les choses. Heureusement, ses disciples ne suivirent pas là même démarche et utilisèrent le scepticisme non pas comme une fin en soi (chose que vous faites, et qui est donc le parti pris que vous prenez en faisant mine de ne pas en prendre) mais comme un outil pour trouver la vérité comme les zététiques, leçon que saura retenir Descartes lorsqu’il voudra trouver quelque chose de ferme et d’assuré dans les sciences, même si cela ne lui a pas toujours très bien réussi.
Constatons que ce relativisme, conséquence d’un scepticisme sans bornes déclarant que la connaissance est inaccessible, n’est pas présent que pour les sciences, mais également dans l’idée que rien ne permet de dire que, par exemple, notre société soit supérieure aux autres, que l’Occident n’a pas à ce dire supérieur, et ce, sur quelque point que ce soit. Ainsi, les droits de l’homme ne sont rien, et on peut tout à fait tolérer que d’autres nations les bafouent à pleins pieds : ils n’ont rien de vrai, car il n’y a rien de vrai, que du relatif : des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Les Indiens d’Amérique se débrouillaient très bien sans la roue que l’Occident leur apporta, et finalement, si les Aztèques pratiquaient les sacrifices humains pour faire pleuvoir, libre à eux : qu’est-ce qui nous permet, d’après ce point de vue relativiste, de les juger ? Rien ! Car on ne sait rien ! On se refuse à savoir ! C’est pourquoi nos auteurs nous montrent en filigrane qu’il faut condamner toute civilisation ayant l’audace de désigner ce qui peut être vrai ou faux, bien ou mal, beau ou laid : là est ce que fait l’Occident, et en particulier, l’Amérique, ou pour être encore plus précis les États-Unis.
En effet, lorsque feu Reagan parle d’Empire du Mal, ou G W Bush d’Axe du Mal, ils établissent des jugements moraux, osant dire que l’Occident pourrait être supérieur, soit au soviétisme, soit aux états-voyous. Mais on n’a pas le droit ! On ne peut pas dire ça ! La thèse est de dire qu’on ne peut pas savoir ! C’est pourquoi il est légitime de ne pas aimer l’Amérique, car elle croit avoir raison, et on doit haïr celui qui croit avoir raison. Ainsi, votre modification du terme américain en étasunien ne peut que faire sourire celui qui a vu clair dans votre jeu et dans la thèse que vous dites fièrement ne pas avoir. L’erreur de croire qu’on pourrait dire que quelque chose est Vrai ou Faux, Bien ou Mal, Beau ou Laid est un travers duquel il faut se préserver, et ce travers ne peut être « qu’étasunien » : il nous faut donc lutter contre ce penchant au dogmatisme, direz-vous, interne à notre conscience occidentale, et donc lutter contre l’étasunisme. De sceptique, vous en devenez relativiste, et de relativiste, anti-américain. Ne me dites donc pas qu’il n’y a pas ici, une thèse affirmée et réaffirmée.
Je doute que Diderot, D’Alembert, Montesquieu et les autres eurent ce point de vue relativiste lorsqu’ils décidèrent de créer leur encyclopédie dans le merveilleux XVIIIème siècle. Au contraire peut-on y voir l’idée qu’un progrès est possible, que la raison peut permettre à l’homme de s’émanciper, de se libérer. Là est l’idée des Lumières. Comme l’écrivait Kant, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable, mais plus, c’est lorsque l’homme a le courage de se servir de son propre entendement. Est-ce en refusant de se servir de son entendement, qui est le pouvoir de connaître, car on refuse de connaître que l’on va y parvenir ? Il est dommageable que votre exigence de neutralité, d’objectivité, de scepticisme vous conduise à refuser les Lumières.
Quant à ces quelques mots, je doute qu’ils aient le moindre pouvoir sur vous, car ils se heurteront à votre dogme relativiste, et le seul sort qu’ils puissent espérer ne pourra être que de se retrouver dans la rubrique discussion où ils ne seront qu’une opinion parmi tant d’autres mais qui ne pourra jamais prétendre à la vérité, puisque personne ne le peut.
[amtap book:isbn=2080704265]