Ça n’ira pas mieux demain
Une idée assez répandue et assez positiviste au sujet du remède à la corruption de notre monde damné, est qu’il faudrait en premier lieu mettre l’accent sur l’éducation des enfants pour qu’il s’améliore. La société est en effet faite d’hommes, qui hier étaient des enfants. C’est parce que cette jeune pâte fut pétrie par de mauvais boulangers que le monde d’aujourd’hui court à cloche-pied. Les parents d’hier portent la responsabilité de la détresse de notre monde, eux qui ont mal éduqué ceux qui, adultes, sont devenus des tyrans. Il ne tient qu’aux parents d’aujourd’hui de prendre conscience que ce sont leurs enfants qui produiront la société de demain, et il suffit donc pour eux de les éduquer correctement afin que tout aille mieux.
Que faire ? Simplement que tous éduquent leurs enfants de la meilleure des manières, afin que tous se comportent de manière morale, conformément à l’impératif catégorique, aux lois en vigueur, aux mœurs de son pays. Que chaque enfant soit éduqué de telle sorte que le biberon une fois lâché, il se conduise en être altruiste et respectueux.
Problème : personne ne veut en fait que son enfant agisse de la sorte. La bonne éducation, c’est en effet bon pour les enfants des autres. Car ce n’est évidemment pas en étant doux comme un agneau que l’on peut espérer réussir dans la vie. Appliquer strictement les principes de la bonne éducation conduit à coup sûr l’enfant à sa perte : ce serait comme faire des courbettes au beau milieu des tranchées. Au contraire, l’enfant qui réussira est celui qui dès l’enfance aura appris à enfreindre les règles et à ne pas craindre de martyriser son prochain. À persécuter jusqu’à l’abjection ceux qui pourraient lui être utiles à ses fins. Son livre de chevet est moins le catéchisme de Kant que les préceptes de Machiavel. Ainsi ceux qui réussissent dans l’entreprise sont-ils la plupart du temps littéralement des « mal élevés », qui considèrent que le respect des règles, c’est d’abord pour les autres : eux, les égoïstes, souhaitent pour eux-mêmes pouvoir les enfreindre sans dommages, car il n’y a qu’ainsi qu’on réussit.
De sorte que chacun souhaite pour le monde ce qu’il se refuse à faire : une bonne éducation pour les enfants des autres afin de les transformer en agneaux, tandis que l’on se chargera personnellement de produire les loups qui viendront les dévorer. Si bien que toute la moralité pourrait bien n’avoir qu’un seul but : maintenir le joug sur les faibles plus facilement en les rendant plus doux. Celui qui hier se serait encore rebellé trouvera désormais illégitime de le faire si on l’a moralisé correctement : « on ne se fait pas justice soit même : il y avait hier la maîtresse pour cela, et demain l’État, etc. » Foucault a bien montré dans Surveiller et Punir le rôle joué par le droit et la prison dans cette mécanique de domination, qui fonctionne à coup de gestion des illégalismes.
Un prussien célèbre, pourtant très attaché à la question de la moralité, avait déjà remarqué ce paradoxe il y a de cela plus de deux siècles :
Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici :
1) Ordinairement les parents ne se soucient que d’une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.
Les parents songent à la maison, les princes songent à l’État. Les uns et les autres n’ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l’humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions.
Kant, Réflexions sur l’éducation, p. 107-108 (447-448).
La société est corrompue et se complet dans le goût du lucre. Peut-on y réussir en agissant moralement ? Certes non : il convient, dans un geste stirnerien, de ne placer sa cause en rien d’autre que soi-même. Non pas dans la société, non pas dans l’intérêt général, non pas dans l’amour du prochain comme le voudraient les principes d’une bonne éducation. Mais dans son Moi, car, homo homini lupus est, seul l’égoïste peut espérer sortir vainqueur de cette lutte.
Ceux qui au contraire agissent conformément aux sacro-saints principes de la bonne morale sont condamnés à l’échec. Regardez autour de vous − ou plutôt au-dessus de vous : y a-t-il un seul de ces dominants qui ait emprunté le chemin de la morale pour parvenir à sa position ? y a-t-il jamais eu un seul humble récompensé de sa pureté ? Kant, qui pourtant a dans toutes ses pages promu la droiture de la vie morale, savait bien celle-ci vouée à l’échec. C’est pourquoi il concevait maints stratagèmes pour rendre celle-ci possible : une vie éternelle, afin de permettre que les bons soient en définitive heureux ; une histoire qui s’acheminerait à coup sûr vers le bien malgré les travers des hommes, grâce à l’insociable sociabilité. Tous les postulats kantiens sont en fait des preuves : les preuves de la faiblesse de la moralité que Kant cherchait à établir de manière certaine.
Pourquoi ? Parce que la conduite morale n’apporte aucun bénéfice, mais au contraire affaiblit celui qui voudrait la suivre. Ce que chacun sait évidemment : c’est pourquoi on éduque pas ces enfants ainsi, car on souhaite qu’ils soient forts ; c’est pourquoi on veut éduquer les enfants des autres ainsi, car on souhaite qu’ils soient faibles. L’enfant du voisin doit tendre la joue gauche ; le mien est celui qui le frappera deux fois, et se lavera les mains en le voyant se faire crucifier.
En raison de ce conflit d’intérêts manifeste, il n’est par conséquent pas sûr que la génération prochaine soit meilleure que la précédente, car nul ne peut trouver un bénéfice à éduquer son enfant de manière morale, si ce n’est celui qui souhaite le sacrifier sur l’Autel des Grands Concepts au profit de la Sainte Humanité. Tout le monde laisse à d’autres le soin de la racheter ou de laver son fameux péché.
Les géniteurs de totalitarismes ont bien compris cette contradiction pédagogique profonde entre, d’une part l’intérêt particulier qui cherche à produire des loups, et d’autre part l’intérêt général qui cherche à produire des agneaux. À commencer par Platon : la République propose en effet de régler le problème de la justice en faisant de l’État le détenteur du monopole de l’éducation légitime, et en soustrayant aux parents tout droit d’éduquer leurs enfants. Et c’est ce que font à peu près tous les régimes avec l’éducation de la jeunesse : la diriger, avec plus ou moins de réussite. Y compris nos valeureuses Démocraties et Républiques, quoique d’une manière plus atténuée − mais il n’y a qu’une différence de degré, et non de nature, entre elle et le projet platonicien.
Ce monde n’ira donc pas mieux demain. Soit on le laisse faire libéralement, mais personne n’a alors intérêt à ce que sa progéniture soit plus douce. Soit on cède au chant des sirènes du dirigisme en matière d’éducation, mais au risque de faire advenir un « meilleur des mondes » peut-être aussi effrayant que celui d’Huxley. Parents, afin d’éviter ces deux écueils, soyez donc bons avec l’humanité : élevez vos enfants conformément au bien. Mais pas trop tout de même : soyez bons également avec eux.
[amtap book:isbn=2080706535]
24 octobre 2011 à 13:21 Luccio[Citer] [Répondre]
Est-ce que à cause de tout cela qu’on ne peut pas se contenter, pour régler la crise économique, d’exhorter les traders à la tempérance et au souci du bien public ?