Hume, Essais esthétiques
Les fêtes ne sont pas finies sur Morbleu ! : voici, en guise de cadeau et d’étrennes, un résumé des Essais esthétiques de ce bon David Hume, tels qu’on les trouve regroupés par Renée Bouveresse dans l’édition GF. Résumé qui, malheureusement, ne résume pas tant que ça : mais je jette ceci ici comme une bouteille à la mer ; peut-être cela sera-t-il utile à quelqu’un.
De la délicatesse du goût
Existent la délicatesse de la passion et la délicatesse du goût. La première fait que l’on ressent les choses plus profondément qu’un autre individu. Mais celle-ci a pour défaut que ce de quoi l’on est ému (que cela soit une joie ou une peine) ne dépend pas de nous. Même : la vie est telle que l’on a plus affaire à des peines qu’à des joies. La délicatesse du goût est analogue : certains sentent mieux que d’autres les œuvres. Mais à la différence de la première, le sujet peut choisir telle ou telle œuvre ; sa délicatesse du goût dépend davantage de lui. Celle-ci peut même se cultiver : le goût fait travailler le jugement et c’est une bonne propédeutique à la vie en général. En effet, elle augmente en fait notre sensibilité d’une part en ce que la délicatesse du goût nous habitue à goûter des objets beaux, et d’autre part en ce qu’elle nous sociabilise avec des gens que nous sélectionnons pour leur bon goût.
De l’éloquence
L’histoire politique et l’histoire de la sensibilité (du goût) n’avancent pas nécessairement ensemble. Ainsi, le XVIIIe siècle est selon Hume inférieur en ce qui concerne les arts de l’éloquence au monde antique : nul n’approche Cicéron, qui fut sans doute l’un des plus grands. Pourtant, l’Angleterre connaît un gouvernement démocratique, ce qui est favorable au développement de ces arts, puisqu’il faut discuter dans des assemblées. Mais on y exerce l’éloquence sans génie, uniquement en suivant les règles. Avant, le monde s’arrêtait pour entendre Démosthène plaider, mais plus aujourd’hui car les orateurs sont de piètre qualité.
Comment l’expliquer ? Premièrement, le droit d’avant n’était pas très développé, s’apprenait facilement, et une fois sa maîtrise réussie, il fallait combler au manque de rationalité de ce droit par l’éloquence ; aujourd’hui, le jugement est simplement une déduction logique des jurisprudences et autres codes. Deuxièmement, le bon sens des modernes, leur rationalité veut que l’on prouve la culpabilité de quelqu’un avec des arguments fondés, avec des faits, et non plus seulement par la persuasion, par le pathétique que l’on ajoute dans les discours. Les orateurs romains sont à cet égard beaucoup plus grandiloquents, en rapport aux orateurs grecs qui restent davantage axés sur l’éloquence argumentative − trait duquel se rapprochent les modernes : une éloquence rationnelle. Ce sont ces orateurs qui formaient le goût du peuple − et non le peuple qui sélectionnait tel ou tel orateur : l’éloquence vient d’en haut. Troisièmement, on pourrait supposer que les crimes et affres d’autrefois étaient d’un tel effroi que cela imposait de grands discours ; mais en fait, on pourrait trouver tout autant de forfaits de nos jours.
En fait, le génie de l’éloquence tient peut-être et surtout à un accident de l’histoire : il suffirait d’un seul génie de la rhétorique pour renouer avec cette tradition. Ainsi, en France, s’il y avait eu des institutions plus démocratiques, nul doute que l’on y aurait trouvé de grands talents de l’éloquence, à la vue d’auteurs tels que Bossuet. Les Anglais ont peut-être aussi des traits qui gênent l’éloquence : leur bon sens, leur modestie (les empêchant de présenter autre chose que des raisons dans les discours), leur manque de délicatesse du goût. Si les circonstances étaient réunies, un génie de l’éloquence pourrait éclore, et une fois que le bon goût naît à nouveau, le peuple ne pourrait pas ne pas se convertir à celui-ci. Au mieux, il faudrait renouer avec « l’éloquence antique ». Celle-ci pourrait aider à ce que les discours d’aujourd’hui soient mieux construits, mieux agencés, plus clairs et parviennent à convaincre plus aisément.
De la naissance et du progrès des arts et des sciences
Ce qui dépend de peu d’hommes est sujet au hasard (hasard en tant qu’ignorance des causes secrètes) ; ce qui dépend de beaucoup d’hommes obéit en revanche davantage à des lois déterministes. Il y a en effet d’une part des tendances, comme sur une répétition de lancé de dé pipé, qui fait toujours ressortir le même nombre, et d’autre part le fait que ce qui agit sur une multitude est moins sujet à l’arbitraire et au hasard. On trouve ainsi par exemple davantage facilement des lois dans l’histoire économique que dans l’histoire politique, où le sort dépend parfois du caprice d’un seul homme. Il est par conséquent plus simple d’expliquer la naissance et le progrès du commerce que celle du savoir : la cupidité et l’avarice sont réparties dans tous les hommes, et l’amour de la connaissance est en revanche très frugal. L’histoire du savoir tient donc certainement beaucoup à des causes accidentelles indiscernables. Cependant, partout où l’on voit le génie artistique ou scientifique éclore, ce n’est pas autant que cela par hasard : il y avait un terreau favorable. Et la question concerne donc davantage le peuple, la multitude, le général, que le génie particulier et singulier. Comment expliquer que telle nation soit plus policée qu’une autre ?
Premièrement, les arts et les sciences ne peuvent naître que là où il y a un gouvernement libre. Un peuple esclave est totalement imperméable au raffinement. Au contraire, « de la loi naît la sécurité ; de la sécurité la curiosité ; et de la curiosité la connaissance ». La loi précède la science. Éloquence, émulation et génie émergent sous les gouvernements libres.
Deuxièmement, c’est davantage dans des états voisins et indépendants mais néanmoins liés entre eux par le commerce que se développe la culture. Car une telle configuration impose de fait une limitation au pouvoir et à l’autorité, de telle sorte que de petits royaumes se transforment naturellement en républiques. Dans ces états, impossible en effet que le peuple ignore les injustices et oppressions perpétrées à son encontre. De plus, pas d’homogénéité culturelle dans ces cas-là : chaque état cultive sa propre différence culturelle jalousement, et il y a une concurrence entre les cultures entre états qui les poussent à se réformer. La Grèce était ainsi dans cet état géographique et culturel, et l’Europe de Hume l’imite. Les progrès du cartésianisme furent par exemple stoppés, critiqués, réformé grâce aux autres philosophes, de même que le théâtre anglais se moralisa à la vue des exemples français. En Chine en revanche, l’homogénéité culturelle empêche tout progrès. Il faut par ailleurs se méfier de l’autorité des auteurs anciens ; les périodes d’éclipse du savoir telles que le Moyen-Âge firent qu’on dût reconstruire le savoir de zéro, et ceci n’est pas si mauvais : cela permit d’obtenir une distance critique à l’égard des anciennes écoles philosophiques.
Troisièmement, si la culture naît dans un état libre, c’est dans une monarchie civilisée que les arts policés se développent et dans la république que les sciences peuvent s’envoler. Dans une monarchie qui n’est pas encore civilisée, aucun progrès des arts et sciences n’est possible. Mais peu à peu, elles se réforment et se civilisent, en empruntant leur perfection à la forme républicaine. La différence entre monarchie et république tient alors en ceci. Dans la première, cela part du haut : il faut plaire au souverain, se rendre agréable, et de proche en proche, le peuple doit lui aussi être agréable à ceux qui sont au dessus. Dans les républiques en revanche, la promotion part du bas : il faut être utile au peuple, lui rendre service. D’où vient le fait que les arts policés sont naturels aux monarchies et les sciences aux républiques. Les monarchies, qui plus est, restreignent la liberté d’expression, ce qui entrave le développement des mathématiques et de la philosophie naturelle. Mais la courtoisie qui naît dans les cours n’en est pas moins importante, car elle est condition de possibilité de l’adoucissement des mœurs. Les républiques du temps de Hume sont accusées de manquer de politesse ; mais elles sont incomparablement plus polies que les civilisations antiques. De plus, la galanterie est une invention moderne qui repose sur le principe général que le plus fort s’interdit de profiter de son avantage sur le plus faible.
Quatrièmement, il convient cependant d’observer que le développement des arts et sciences atteignent un maximum, une apogée, avant d’ensuite de décliner. Ceci en raison de l’émulation qui porte en elle une contradiction. Lorsqu’un artiste veut se lancer, il compare ses œuvres à ce qui existe déjà ; si elles surpassent l’offre actuelle, il persiste et satisfait la demande, et ainsi de suite, si bien qu’au fil des générations, l’offre devient complète et décourage chacun d’entrer sur le marché. Reste en lieu et place de l’émulation le palliatif des louanges et gloires : par les encouragements et félicitations, il essaye de faire de son mieux, mais le public le juge par rapport à ses productions antérieures, au point qu’au fur et à mesure, il n’obtient qu’un accueil froid. Le progrès possède ainsi une limite sur le plan aussi bien collectif qu’individuel. De même, peut-être faut-il envisager le protectionnisme culturel, car les œuvres étrangères, en plus de satisfaire la demande, bride l’émulation et empêche le génie d’éclore.
De la simplicité et du raffinement dans l’art d’écrire
« Bien écrire consiste à exprimer des sentiments qui sont naturels sans être évidents ». Des sentiments simplement naturels n’affectent l’esprit d’aucun plaisir : la seule belle nature d’une chose ne suffit pas. De même, les productions qui sont simplement surprenantes, sans être naturelles, ne peuvent jamais donner aucun plaisir durable à l’esprit : trop d’ornement tue l’ornement : on se laisse absorber par lui et on délaisse le tout pour la contemplation de ses parties comme avec un monument gothique. Il y a un juste milieu entre simplicité et raffinement. Mais premièrement, ce milieu est difficilement trouvable avec précision, et il y a même un certain vague qui l’entoure, si bien qu’il est difficile de le fixer. Deuxièmement, on ne parvient pas à donner de règle rationnelle ou de mots pour dire en quoi consisterait ce juste milieu, afin de pouvoir discriminer entre la faute de goût et le beau. Cependant, troisièmement, l’excès dans le raffinement est tout de même moins beau et plus dangereux que l’excès dans la simplicité, car dans certaines matières, étant donné l’esprit fini de l’homme, ce dernier ne peut pas prêter attention à tout, et il faut donc une certaine sobriété dans l’exposition. Expérience de pensée : il faut imaginer ce qu’il reste d’une œuvre une fois qu’on l’a dépouillée de toute son élégance d’expression ; il faut qu’il reste quelque chose de beau.
De la tragédie
Paradoxe : face à une tragédie, on éprouve néanmoins du plaisir. Plus on est touché, et plus on est content ; et lorsque cessent ces passions, le spectacle cesse (inversion des causes et des effets : c’est la cessation des passions qui signe la fin du spectacle, et non l’inverse), si bien que la seule scène de joie est réservée pour le « happy end ». Selon l’abbé Dubos, il y a un ennui anthropologique pascalien qui fait que chaque homme se tourne vers une activité agitant les passions. Ainsi, le spectateur d’une table de jeu se met en sympathie avec les participants car même en n’y étant pas, il participe de l’action. Cependant, une tragédie, si elle se déroulait vraiment sous nos yeux, nous ferait sans conteste sortir de notre langueur ; mais il n’est pas sûr que l’on y éprouverait quelque plaisir. Pour Fontenelle, il y a comme une continuité entre plaisir et peine, si bien qu’un plaisir, s’il devient trop grand, se mue en peine, et qu’une peine, si elle se restreint, peut donner du plaisir ; avec le spectacle, nous avons une conscience de l’irréalité de la situation à laquelle nous assistons, si bien que cela permet un tel mélange de sentiment. Mais Hume remarque que n’importe quelle passion, pour peu qu’elle soit bien représentée, est capable d’être agréable. Si bien que d’après lui, c’est dans l’éloquence elle-même que se niche l’agréable. Les passions tristes sons maîtrisées, et par l’éloquence, transformées en plaisir. C’est l’éloquence qui donne de l’agréable aux choses désagréables, si bien que la même éloquence appliquée pour un sujet qui est sans intérêt apparaîtrait comme ridicule. Les œuvres sublimes, qui contiennent un élément de terreur, plaisent ainsi davantage que les œuvres simplement belles, au sens où elles ne sont qu’harmoniques. La terreur est adoucie par l’infusion d’un nouveau sentiment. Il en est de même avec la nouveauté de quelque chose, avec un imprévu, qu’il soit bon ou mauvais : l’éloquence qui vient après produit une émotion qui nourrit l’affection dominante. Ce qui explique que la jalousie et l’absence puissent être vécus comme plaisants − mis à part lorsque les hommes s’y habituent. L’imagination, quand elle produit quelque chose de supérieur aux passions tristes, les tempère. Cependant, lorsque les passions prédominent sur l’imagination l’effet est inverse. : on ressent davantage de peine et d’affliction. Tous ces principes restent valables même pour les sentiments communs, qui doivent être édulcorés par de l’agréable pour donner satisfaction.
De la norme du goût
Il y a une grande variété de goûts, et l’on nomme barbare ce qui s’écarte de notre sensibilité − et l’on est nommé barbare en retour. Deux discours peuvent bien être identiques, les jugements de goût sous-jacents peuvent tout autant être différents : on utilise une même langue pour blâmer et louer, et c’est le sens que l’on accorde aux mots qui est important. Sur le général, on est souvent d’accord, mais c’est lorsque l’on s’attache aux détails que la discorde commence. Cela est valable pour le goût esthétique tout comme pour la moralité : la vertu et les jugements que l’on emploie avec ce concept sont identiques, mais le problème est de savoir ce que l’on nomme vertueux. Ainsi, ceux qui inventèrent le mot charité firent bien plus que ceux qui enjoignent : « soyez charitables ».
Une certaine position philosophique pose qu’il est impossible d’atteindre une « norme du goût ». Il y a une différence entre le jugement et le sentiment. Tout sentiment est juste, car il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même, tandis qu’un jugement, en ce que l’entendement porte sur la réalité, peut être faux. Il ne peut ainsi y avoir qu’un seul jugement vrai, mais une infinité de sentiments « vrais », car la beauté n’est pas inhérente aux choses mêmes, mais seulement dans l’esprit qui la contemple. C’est pourquoi dit-on qu’il est vain de discuter des goûts, tant physiques que mentaux.
Toutefois, premier paradoxe, face à cette maxime du sens commun de la relativité des goûts, un autre sens commun dit qu’il y a bien une hiérarchie entre les œuvres. Or, il n’y a pas de règles a priori qui président à la composition, et aucune ne peut en être inférée par comparaison à partir des habitudes. Un seul critère : l’expérience, et celle-ci enseigne des choses différentes en fonction des pays et époques. De plus, définir des règles abstraites quasiment géométriques conduirait à refréner l’imagination. Le règles de l’art − il y en a − sont en fait découvertes soit par le génie de l’artiste, soit par observation. Il y a donc bien objectivement des éléments qui plaisent à la sensibilité, à la perception de tout à chacun. Lorsqu’un artiste déroge aux règles de l’art mais plaît néanmoins, c’est non pas en raison de ces entorses, mais par ce qu’il a produit de plaisant par ailleurs.
Cependant, les sentiments des hommes ne sont pas toujours conformes à ces règles : de nombreuses circonstances doivent être réunies pour que le jugement de goût soit correct, et c’est rarement le cas. Mais l’on remarque néanmoins deux critères : la résistance au temps, et la diffusion à travers le cultures. Ainsi, Homère plaît en tout temps et en tout lieu. Ceci indique qu’il y a des principes généraux au goût. Et s’il arrive que quelque chose de conforme à ces règles ne plaise pas, cela est à imputer à une déficience de l’appareil perceptif. En plus de cela, en supposant une bonne santé du goût, de nombreux facteurs font que les individus ne vont pas sentir les choses de la même manière. Certains manquent ainsi par exemple de délicatesse de goût (ou de délicatesse d’imagination). Tous prétendent en avoir, mais en fait il est rare de trouver quelqu’un en ayant vraiment. C’est ce qu’enseigne l’anecdote de Sancho Panza, où les deux parents savaient goûter le vin ; l’un le trouve bon mais un goût de cuir, l’autre idem mais avec un goût de métal ; en fait, dans le tonneau, il y a une clef avec une lanière de cuir. Certains perçoivent ces qualités, d’autres pas ; deux critiques peuvent même ne pas être d’accord, cela n’empêche pas qu’ils aient raison tous deux ; même si le tonneau n’avait pas été vidé, ils auraient eu raison néanmoins. Lorsque ces qualités ne frappent pas quelqu’un, on lui dénie le fait d’avoir de la délicatesse du goût. Finalement, la norme du goût consiste moins à chercher ce qui plaît dans une œuvre que de trouver un critère pour trouver des bons juges. En temps normal, il est difficile de vider le tonneau pour clore le débat ; mais lorsque l’on découvre un principe et que l’on montre qu’il est dans une œuvre et que quelqu’un dit qu’il ne s’y trouve pas, il doit conclure que la faute se trouve en lui-même.
Bien juger consiste à rechercher les objets les plus précis, et l’on ne peut être satisfait tant que l’on pense qu’il reste des choses à percevoir. La pratique est ce qui permet de travailler sa délicatesse du goût ; au fur et à mesure, on obtient un sentiment clair et distinct. Il est bon aussi de pratiquer le même art, car les mêmes compétences requises pour son travail sont ceux qui participent du jugement. De même, lorsque l’on entre dans une œuvre pour la première fois : il ne faut pas s’en fier à son premier jugement. Quelqu’un qui n’aurait pas assez pratiqué ne peut pas prétendre avoir un jugement faisant autorité, car ce n’est que par comparaison que l’on fixe les épithètes de louange ou de blâme. Il faut s’accoutumer à juger de toutes les œuvres dans toutes les cultures et tous les temps. Un autre obstacle est le préjugé. Il faut une disposition de l’esprit qui ne prenne en considération que l’oeuvre elle-même. Il faut se placer dans le même contexte que celui qui accoucha de l’oeuvre, la goûter conformément à sa destination. C’est par le bon sens que l’on peut se délivrer de ces préjugés, et de ce fait la raison a un rôle tout autant primordial dans le jugement de goût. Il faut également juger de la réussite de l’oeuvre quant à sa finalité : constater si elle répond ou pas à son projet. D’où cinq ou six critères à suivre pour prétendre énoncer un jugement de goût : 1) les organes de la sensation interne doivent être en bonne santé ; 2) avoir de la délicatesse ; 2) pratiquer le jugement pour le parfaire ; 3) comparer afin de discriminer ce qui est défaut ou pas ; 4) lutter contre l’influence du préjugé ; 5) exercer son bon sens. D’où le fait qu’« un sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison, et clarifié de tout préjugé, peut seul conférer à un critique ce caractère estimable ». Et ce qui constitue la véritable norme du goût, ce sont « les verdicts réunis de tels hommes ».
Mais comment trouver ces hommes ? On sera toujours dans le doute, et c’est pourquoi il faut être indulgent avec ceux dont on pense qu’ils n’appartiennent pas à la norme. Mais il ne fait pas de doute qu’il existe de tels hommes. Autant en science, la vérité est chassée par l’une ou l’autre révolution, autant en poésie, il y a davantage de chance de toucher à l’universel : bien que la philosophie abstraite de Cicéron ne soit plus valide, on goûte toujours son éloquence.
Ces hommes se remarquent facilement dans la société en ce que leur entendement est supérieur à celui des autres, et que leur bon goût les fait se remarquer. Reste que même parmi eux, le jugement peut varier pour deux raisons : qu’ils ont des humeurs changeantes et différentes les uns des autres ; qu’ils ont des mœurs et opinions relative à leur âge et pays. Ainsi, Ovide est ce qu’on lit à vingt ans, Horace à quarante et Tacite à cinquante. Ce sont des circonstances desquelles il est impossible de s’extirper. On a nécessairement des prédilections en fonction de sa constitution. C’est pourquoi on préfère également les objets ressemblant à ce qui se fait dans son pays et selon sa coutume.
Cela touche le sujet de la querelle des anciens et des modernes. Il faut tenter de faire abstraction autant que faire se peut des considérations morales sur lesquelles les œuvres antiques sont bâties ; mais cela est presque impossible. Autant il est possible de faire abstraction des erreurs théoriques (comme celles de la mythologie qui est fausse), autant les divergences d’opinions morales sont difficilement escamotables. C’est ce qui conduit à diminuer les mérites de ces œuvres en faveurs des modernes. Les erreurs spéculatives sont quant à elles facilement excusables, surtout celles ayant trait à la religion. À une exception : lorsqu’elles conduisent à la bigoterie ou à la superstition, comme avec le catholicisme. Dans ce cas, elles ont des répercussions morales et ne sont pas excusables.
Du raffinement dans les arts
Cette essai est aussi connu sous le titre « Du luxe ». De celui-ci, soit on le loue, soit on le blâme. Il désigne « un grand raffinement dans la satisfaction des sens ». Le luxe n’est pas en lui-même un vice ; c’est l’excès qui est dommageable, comme lorsque l’on consacre tout son temps à sa passion. Mais là où ça n’empiète sur aucune vertu, c’est approprié. Ainsi, premièrement, les époques raffinées sont à la fois plus heureuses et plus vertueuses, et deuxièmement, partout où le luxe n’est plus innocent, il n’est plus bénéfique, et devient même pernicieux dans certains cas, même si ce n’est pas là le vice le plus pernicieux pour la société politique.
Le luxe agit à la fois sur la vie publique et privée − Hume commence par examiner les effets sur cette dernière. Le bonheur humain est composé de trois éléments : l’action, le plaisir, l’indolence. L’indolence, ou repos, est nécessaire pour que l’esprit restaure ses forces. Quant à la recherche de l’action et du plaisir, elle met en marche l’esprit humain qui redouble d’industrie en ce sens, au point qu’on voit dans l’occupation elle-même comme une récompense. Les arts mécaniques se développent, et corrélativement, ils produisent une amélioration des arts libéraux. L’esprit de l’époque affecte tous les arts. Plus les arts raffinés progressent, plus les hommes deviennent sociables. L’industrie, l’humanité et le savoir ne se trouvent que dans les époques les plus policées.
D’un point de vue public, ces vertus rendent également le gouvernement fécond, car elles constituent une sorte de réserve de travail. Les royaumes sont aujourd’hui puissants en raison du développement de leur art et industrie. Qui plus est, une meilleur connaissance dans l’art de gouverner les hommes fait que cela engendre souplesse et modération, et la société est davantage gouvernable, sans heurts. Peut-être les hommes perdent-ils un peu de courage, mais leur sens de l’honneur reste quant à lui indemne. On dit souvent que Rome s’est délitée en raison du raffinement ; en fait, c’est davantage par l’agrandissement du territoire. En réalité, il y a un amour de l’argent et de la puissance dans tous les peuples et toutes les époques, et seules celles raffinées disposant d’un certain sens de l’honneur et de la vertu peuvent le juguler.
Un progrès dans les arts est plus favorable à la liberté et a une tendance à produire un gouvernement libre, tandis que dans les nations rudes, la société est davantage agraire. Dans ces dernières société, il y a deux classes : les possédants et leurs vassaux, et les premiers font facilement régner la tyrannie. Dans des sociétés luxueuses en revanche, il y a commerce et industrie, et émergence d’une classe moyenne (une sorte de bourgeoisie), qui fait le fondement de la liberté publique. Les sociétés luxueuses sont enclines à la trahison et à la cruauté
Quant à la deuxième proposition de Hume, que là où le luxe cesse d’être innocent, il devient vice, même si ce n’est pas le plus grand des vices, l’auteur remarque qu’une satisfaction ne peut être dite vicieuse que lorsqu’elle devient monopolisante et désocialisante ; mais ce vice peut être corrigé dans certains cas. [J’avoue que je ne comprends pas bien ce paragraphe]. En revanche, la quantité de travail reste la même du point de vue de la société : si bien que l’on peut dire de luxe, lorsqu’il est vicieux, qu’il contrebalance d’autres vices opposés. Ainsi, en bannissant le luxe vicieux sans guérir la paresse, on ne fait que diminuer le travail dans l’État, et on ne résout rien. Finalement, deux vices opposés peuvent être plus avantageux qu’un seul vice − même si mieux vaut pas de vice du tout.
Pourquoi écrire des essais ?
Les hommes d’élite se divisent en deux groupes : les doctes et les hommes de salon. Le XVIIe siècle les avait séparés, mais le XVIIIe les réunit heureusement à nouveau. Les doctes cultivent le savoir, et les hommes de salon la conversation. Il est autant dommage de ne pas avoir de savoir pour converser, que d’avoir un savoir qui ne se diffuse pas. Pour réunir ces deux mondes, rien de tel que d’écrire des essais : par eux, Hume se veut ambassadeur du savoir dans le monde de la conversation, et il fait l’intermédiaire. Les souverains de la république des lettres sont le beau sexe. Hume n’a rien contre ses « femmes savantes ». La France fait bien de leur donner une bonne place : elles ont une délicatesse de goût supérieur. Cependant, comme elles ont de nombreuses dispositions tendres et amoureuses, leur jugement peut être perverti en ce qui concerne les livres de galanterie et de dévotion, car sous cet angle de l’affection, ces deux genres partagent l’essentiel. Toujours est-il qu’elles devraient inviter plus de ces hommes-ponts, dont le prototype parfait est Hume.
[amtap book:isbn=2080710966]
2 février 2012 à 17:02 Novum Mos Maiorum[Citer] [Répondre]
Excellent! J’adore toujours lires vos post. Et je viens d’ouvrir un blog. Donc laissez moi me faire un peu de pub. Merci.
En tout cas, je ne connaissais pas cet œuvre de Hume, que je vais m’empresser d’acheter.