Karl Marx, Le Capital, La thésaurisation
Le texte que nous étudions ici est extrait du troisième chapitre du premier livre du Capital de Karl Marx où l’auteur s’intéresse au processus ou procès (Prozeß) de la circulation des marchandises et du rôle qu’y tient l’argent (Geld). Plus précisément, c’est à la Schatzbildung, littéralement la formation de trésors, que nous choisissons de rendre par « thésaurisation » qui est son équivalent français provenant du latin thesaurizare « amasser un trésor », qu’est dédié ce texte.
Le texte du Capital s’ouvre en effet sur la célèbre définition du capitalisme donnée par Marx, que lui-même reprend de sa Contribution à la Critique de l’Economie politique, à savoir qu’il est une « gigantesque collection de marchandises ». D’abord énigmatique, cette affirmation s’est éclaircie au fil de la lecture lorsque Marx a démontré, ou même simplement montré, que l’argent n’est rien d’autre qu’une marchandise. À présent, c’est le thème de ce texte, il ne manque plus qu’à élucider le mécanisme de la formation de cette gigantesque collection pour compléter cette archéologie du capitalisme. On comprend ainsi pourquoi ce texte sur la thésaurisation, qui désigne précisément le moment de la formation de cette collection, est central, et est par conséquent décisif, à la fois pour l’économie du système de Marx, et pour l’économie en général. Il s’agira de montrer en quoi la thésaurisation, et c’est là la thèse de Marx, la soif d’or (die Goldgier) peut être un principe sous-jacent du capitalisme, et même peut-être plus largement de la nature humaine en général, qui est un point qu’une certaine lecture de ce texte rend possible.
Ici, Marx s’interrogera essentiellement sur quatre points, correspondant chacun à un des quatre paragraphes de ce texte. Premièrement, peut-on précisément dater la naissance de la thésaurisation dans les comportements sociaux ? De quels autres phénomènes économiques est-elle contemporaine ? En deuxième lieu, en quoi l’argent tient-il un rôle clef dans ce processus, en quoi en est-il un élément décisif, en est-il condition de possibilité ? Qu’a, qu’est ou que fait l’argent pour permettre le capitalisme ? En troisième lieu, s’il se trouve que l’argent constitue de fait le point d’Archimède de ce système, se pourrait-il que celui-ci soit en même temps porteur d’une contradiction qui lui serait inhérente et qui contribuerait à faire de lui comme le « diallèle » du capitalisme, où l’une de ses propriétés fécondes serait, dès le départ, en contradiction avec une autre ? Enfin, en quatrième lieu, toutes ces analyses suffisent-elles pour en déduire ce qui tient lieu de morale aux thésauriseurs, c’est-à-dire à la société capitaliste – on oserait dire bourgeoise ?
I ) Le texte débute par une recherche d’ordre historique sur la naissance de la thésaurisation.
Quand débute précisément « la soif d’or » (die Goldgier) ? C’est presque un truisme, mais celle-ci naît avant toute chose avec l’or. Marx a en effet précédemment montré comment, d’une certaine forme de troc, les métaux précieux, pour la principale raison que ceux-ci ont peu de valeur d’usage hormis l’ornement, en sont venus à s’imposer comme étant la seule et unique marchandise contre laquelle toutes les autres marchandises venaient s’échanger. L’or, l’étalon universelle permettant de mesurer la valeur de chaque marchandise rendait ainsi possible l’échange, et devient peu à peu argent, monnaie, forme-monnaie. La parenté étymologique en Allemand entre Geld et Gold est patente, de même qu’en français, c’est le même mot « argent » qui sert à désigner, et le métal, et le moyen d’échange et de mesure des valeurs.
La relation mise au jour par Marx à propos de la circulation des marchandises est la suivante :
M – A – M
M est une marchandise que l’on vient échanger contre de l’argent A, lequel argent A est ensuite échangé contre une autre marchandise M. Comprendre cette relation et ce mécanisme est essentiel pour comprendre l’analyse de Marx.
Notre auteur nous dit que « la soif d’or s’éveille avec la possibilité d’immobiliser la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise ». Toute marchandise peut en en effet être considérée selon deux points de vue. L’un est celui de sa valeur d’usage, c’est-à-dire l’utilité que nous pouvons retirer de cette chose pour nos besoin, le deuxième est celui de sa valeur d’échange, qui est son potentiel échangeabilité avec d’autres marchandises.
Ce que dit Marx ici, c’est que la thésaurisation va naître lorsque l’on sera capable d’enrayer le processus de transformation d’une marchandise en une autre, qui permet la transformation d’une valeur d’usage en une autre valeur d’usage qualitativement différente. Une marchandise n’est valeur d’échange que dans son rapport avec une autre. Si nous n’avons que deux marchandises, la valeur d’échange est presque impalpable, immatérielle, et ne peut être saisie, puisqu’une marchandise M1 devient aussitôt une marchandise M2 : M1 – M2. La valeur d’échange n’a ici de réalité presque uniquement que dans l’esprit.
Avec l’introduction de l’argent, la relation M – M devient M – A – M et la valeur d’échange prend forme concrète dans A. Celle-ci se réifie sous la forme X ₤, Y €, Z $, etc. Il devient alors possible de bloquer le processus de métamorphose d’une marchandise en une autre en « immobilisant » (festhalten) la valeur d’échange en tant qu’argent. Celui n’est en effet qu’une marchandise comme une autre, et la relation M – A – M recouvre en fait une relation plus générale M – M – M. L’argent, en tant que marchandise, peut ainsi être aliéné, devenir la propriété de quelqu’un.
La partie de la proposition de Marx , « la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise », n’énonce ainsi que la même chose sous deux formes différentes. Immobiliser la marchandise comme valeur d’échange signifie conserver la potentialité d’échangeabilité de la marchandise. Ceci n’étant possible que quand la valeur d’échange se matérialise, ce n’est donc rien d’autre que d’immobiliser l’argent dans lequel se métamorphose une marchandise. Ce qui n’est possible qu’à condition d’immobiliser la valeur d’échange comme marchandise, c’est-à-dire immobiliser l’argent, qui est la valeur d’échange matérialisée, en tant qu’il est lui aussi marchandise.
On comprend alors sans peine l’affirmation suivante de Marx : « Avec l’extension de la circulation des marchandises, le pouvoir de l’argent augmente » (Mit der Ausdehnung der Warenzirkulation wächst die Macht des Geldes). En effet, plus de circulation de marchandises signifie plus d’échanges M – A – M, où l’on voit que l’argent A sert de moyen terme. Celui-ci ne fait donc que se propager toujours et encore à mesure que les échanges de marchandises se multiplient, que les marchandises circulent. Plus il y aura de marchandises en circulation, et plus il y aura d’argent en circulation.
L’argent est ici qualifié par Marx de « forme sociale absolue de la richesse constamment mobilisée » (stets schlagfertigen, absolut gesellschaftlichen Form des Reichtums). Il est en effet richesse puisqu’il permet une mesure de la richesse matérielle, celui-ci étant échangeable contre X valeurs d’usage, mais aussi de la richesse sociale, puisque celui-ci, en tant qu’il représente du travail humain gélifié, permet de s’approprier le travail d’autrui. L’argent est donc une des formes que peut prendre la richesse : la forme-monnaie, objet de ce chapitre. Mais la richesse sous cette forme est plus. Elle est absolue, car elle permet de s’approprier toute chose, puisque tout peut se métamorphoser en lui et qu’il peut se métamorphoser en toute chose. Elle est sociale, car aucun ne peut lui échapper, toute marchandise produite par tout homme étant de facto convertie en argent dès son entrée sur le marché. Et surtout, elle est constamment mobilisée (certains traduisent schlagfertigen par « prompt à la riposte ») puisqu’elle peut à tout instant se transformer en une marchandise et toute marchandise peut à tout moment se transformer en argent.
II ) Reste à savoir dans un deuxième temps ce qui, dans le rôle de moyen terme entre deux marchandises, confère à l’argent un tel pouvoir.
Car l’argent est pouvoir. Ce deuxième moment s’ouvre avec la citation de Christophe Colomb qui vient à point, et où le navigateur s’extasie devant les mille et une vertus que l’on prête à l’or. L’or transforme son possesseur en possesseur : le possesseur de l’or peut virtuellement posséder toute chose en ce monde. Il lui suffit d’échanger son métal. Ainsi l’or devient dans les mots de Colomb synonyme de liberté, d’une liberté matérielle qui est peut-être d’un degré aussi bas que celle du libre-arbitre pour Descartes, mais qui est une liberté tout de même. Même : dans une envolée lyrique, Colomb va jusqu’à prêter à l’or des pouvoirs métaphysiques, celui-ci étant capable de « faire entrer les âmes au Paradis » (Seelen in das Paradies gelangen lassen). Peut-être Colomb croit-il réellement dans ce dernier pouvoir, tout comme il croyait fermement jusqu’à sa mort avoir découvert les Indes. Reste que dans les faits, l’Eglise fut la première à professer cela. Car qu’est-ce que la ventes des indulgences, si ce n’est la possibilité de racheter son âme en cette vie, moyennant une contribution financière ?
Comment l’argent est-il capable de faire cela ? Le mystère tient pour Marx dans le fait que l’argent est une forme neutre. « Rien ne montre en l’argent ce qui a été transformé en lui » (Da dem Geld nicht anzusehn, was in es verwandelt ist). Ne dit-on pas que « l’argent n’a pas d’odeur » ? Dans la relation M – A – M, lors du passage de M à A, la marchandise ne confère à l’argent que la valeur d’échange. Dans l’argent, toute référence à la marchandise précédente est effacée. C’est ainsi qu’une pièce passe de mains en mains sans que personne ne se doute de ce qu’elle fut avant. La toile du tisserand, pour reprendre l’exemple de Marx plus haut dans le texte, se transforme en 2 ₤, et rien dans cette somme ne permet de dire, sans recours à autre chose, qu’elle est la métamorphose de tissu. Ainsi, tout peut se transformer en argent, marchandise ou pas (verwandelt sich alles, Ware oder nicht, in Geld), c’est-à-dire même les choses qui, a priori, ont peu ou pas de valeur d’usage. Plus que toute marchandise, toute chose semble être convertible en argent, et rien ne permettra une fois la métamorphose achevée d’identifier la chose qui en fut l’initiatrice.
Mais en même temps que M devient A, un processus réciproque s’opère pendant lequel A devient M. Si M devient A, c’est parce que je vends M contre de l’argent A. Mais pour que je puisse vendre, il faut que quelqu’un achète ma marchandise. Vente et achat sont donc, comme le remarque justement Marx, les deux facettes d’un même et unique processus. Par conséquent, on en déduit facilement que si tout peut se vendre, tout peut s’acheter (Alles wird verkäuflich und kaufbar). D’où la réciproque de la règle précédente : si toute chose peut se convertir en argent, ce même argent peut se convertir en toute autre chose.
La circulation, et l’argent qui la permet, est donc cette « grande cornue sociale » (grosse gesellschaftliche Retorte). La grande cornue était un récipient utilisé par les alchimistes dans leur « cuisine ». La métaphore est ici toute trouvée : tout vient dans la grand cornue pour se transformer, se métamorphoser en « cristal monétaire » (Geldkristall). C’est là en effet une véritable alchimie. Car que se proposaient les alchimistes, ci ce n’est de transformer des métaux vulgaires en or ? La circulation se propose quant à elle de transformer toute chose en argent, en monnaie. Les alchimistes recherchaient vainement la pierre philosophales dans une métaphysique alors que celle-ci n’est rien d’autre qu’un processus économique auquel tout un chacun participe.
Rien ne résiste alors à ce processus, pas même les choses les plus sacrées et qui d’ordinaire doivent échapper au commerce des hommes. On a déjà vu plus haut le mécanisme des indulgences, qui en scandalisera plus d’un, à commencer par Luther. Ainsi rien n’y échappe dans les faits au commerce, pas même les Saints Ossements (Heiligenknochen).
Comment est-il possible que même ce qu’il y a de plus étranger au commerce puisse tout de même entrer sur le marché ? Tout simplement parce que les différences qualitatives, de ces objets se dissipent dans l’argent lors du processus de vente. Les valeurs d’usage sont oubliées au seul profit des valeurs d’échange. Mais plus encore, dans le processus d’achat cette fois-ci, l’argent opère comme une « niveleuse radicale » (radikaler Leveller) et vient effacer toutes les différences. En choisissant de faire de l’argent le sujet de sa phrase, Marx fait plus qu’un usage rhétorique. Il le personnifie, parce qu’« on » le personnifie. Il lui prête des actions, parce qu’« on » lui prête des actions. Tout se passe comme si l’argent, de son propre chef, paraissait agir, alors que celui-ci n’est que le produit des hommes. On le voit, ce mysticisme de l’argent mis en lumière par Marx participe à la même dénonciation qu’il fait de la superstition capitaliste, et toute cette analyse complète celle du fétichisme.
Tout cela nous ferrait presque oublier une chose essentielle que Marx rappelle pourtant depuis de nombreuses pages, à savoir que « l’argent est une marchandise »(das Geld ist aber selbst Ware). L’argent est donc une alchimie, mais il est plus que cela. Ou plutôt, l’argent est une marchandise, mais est en plus une marchandise alchimique. Par conséquent, il hérite de toutes les propriétés que possèdent d’ordinaire les marchandises, auxquelles viennent s’ajouter ses propriétés alchimiques qui ont été développées plus haut.
Or, la propriété principale d’une marchandise, c’est que celle-ci peut-être aliénée, autrement dit, que celle-ci peut devenir la propriété privée de quelqu’un. Par conséquent, le pouvoir alchimique devient également pouvoir privé, et n’importe qui peut la détenir. Tout le monde en détient une partie, mais d’autres peuvent posséder plus que d’autres cette capacité à endosser des habits semblables à ceux d’un Paracelse. L’alchimie de l’argent est peut-être même plus que la classique alchimie. Celle-ci se contentait de transformer les choses en or. Ici, en plus de cette vertu, il y a une dimension sociale qui fait du fortuné un homme de pouvoir. Son argent le rend virtuellement capable de s’approprier toute marchandise, ce qui n’est rien d’autre que s’approprier le travail d’autrui, de la société.
Certains, selon Marx, avaient déjà présenti ces nombreux enchevêtrements. Ainsi la société antique dénonça-t-elle l’argent, comme le fit Sophocle, richissime homme d’affaire de l’époque mais néanmoins assez réactionnaire, dans Antigone, que notre auteur appelle en note de bas de page. La société moderne en revanche n’en fait pas de même. Au contraire : on célèbre l’argent et la circulation comme étant « le principe vital le plus propre et le plus brillant » (die glänzende Inkarnation ihres eigensten Lebensprinzips). Marx va jusqu’à emprunter une nouvelle fois un vocabulaire religieux puisqu’il le qualifie de Graal d’Or de notre société moderne. Comment ne pas lui donner raison, quand on sait combien d’auteurs, d’Adam Smith à Milton Friedman ont chanté si haut les louanges de l’échange ?
III ) Se pourrait-il que ce processus d’alchimie soit toutefois habité par des pôles contradictoires ?
Toute marchandise, on l’a vu, peut être envisagée du double point de vue de sa valeur d’usage et de sa valeur d’échange. La somme des valeurs d’usage de plusieurs marchandises est un moyen permettant de mesurer la richesse matérielle de quelqu’un : 300 toiles sont plus que 100 toiles. La valeur considérée en ce sens se borne au concret, au particulier (besondres). Mais il y a une autre richesse : la richesse sociale. Celle-ci concerne la valeur d’échange.
On l’a vu, toute marchandise, par le biais de l’argent, peut s’échanger contre toute autre. Plus la valeur d’échange d’une marchandise est grande, plus grand est l’argent contre lequel je vais pouvoir l’échanger, et par conséquent, plus grand sera le nombre de choses que je pourrai au final acquérir. Ainsi, plus riche je serai en valeur d’échange, et plus grandes seront les virtualités et potentialités des choses que je pourrai acquérir. D’où le fait que la valeur soit comme une « force d’attraction » (Attraktionskraft).
La valeur d’échange représente la richesse sociale car celle-ci touche directement à ce phénomène social qu’est l’argent, qui n’est autre que du travail humain abstrait gélifié. Ainsi, la principale différence entre la richesse matérielle et la richesse sociale est que la première touche à des marchandises « classiques », déjà accumulée alors que la deuxième n’a pratiquement de rapport qu’avec l’argent. La richesse matérielle concerne donc des choses acquises, la richesse sociale des choses que l’on pourrait acquérir.
« La valeur reste ainsi indissociable de la forme-valeur » (der Wert is unzertrennlich von der Wertform). Bien que l’on puisse penser que la valeur authentique d’une marchandise réside dans sa valeur d’usage, dans le fait que celle-ci soit utile ou non pour nous, une tenace illusion la fait pourtant résider dans sa forme-valeur et son avatar le plus abouti, la forme-monnaie. Ceci est évident tant pour le « simple barbare » (barbarisch einfachen) qui n’entend pourtant rien à ces subtilités que pour le paysan d’Europe occidentale (westeuropäischen Bauer), pourtant d’une culture plus proche de la notre, et qui, a priori, serait le plus enclin à tomber dans l’illusion physiocratique pour laquelle la vraie richesse est dans la terre. Pour l’un comme pour l’autre de ces deux personnages, et pour ainsi dire, pour tout le monde, « à l’augmentation du trésor d’or et d’argent correspond une augmentation de la valeur » (Vermehrung des Gold- und Silberschatzes daher Wertvermehrung).
On pourrait retourner l’argument de Marx contre lui-même, à savoir que, l’argent étant une marchandise, cela signifie que le rapport qu’il entretient avec toute autre marchandise est, par nature, variable. Serait-ce que la valeur et la richesse qu’elle constitue pourraient être sujettes à variation ?
Marx admet tout à fait que la valeur de la monnaie puisse changer. Et cela pour deux raisons essentiellement. Soit que sa propre valeur change, comme ce peut-être le cas si la masse totale d’argent en circulation sur le marché n’est pas constante. Soit en raison du changement de la valeur des marchandises : un mètre de tissu peut très bien valoir demain 2 ₤ alors qu’il n’en valait hier que 1 ₤. Quand bien même, donc, la valeur de la monnaie serait sujette à variation, cela n’enlèvera jamais rien au fait que l’on puisse comparer celle-ci à elle-même, que 200 onces d’or seront toujours supérieures à 100 onces du point de vue de la valeur.
Encore faudrait-il, si la valeur de cette monnaie en vient à trop baisser, qu’elle puisse rester l’étalon en vigueur pour mesurer la valeur des choses, et reste également le moyen d’échange. Qu’adviendrait-il si la livre étant trop basse, on décide simplement d’utiliser une autre monnaie ? Au moment où Marx écrit ces lignes, ce problème ne semble pas le préoccuper. Il se contente de dire que la variation de la valeur de la monnaie n’empêchera jamais son métal d’être la forme-équivalent universelle, ni qu’elle ne soit pas « l’incarnation sociale directe de tout travail humain » (die unmittelbar gesellschaftliche Inkarnation aller menschlichen Arbeit). Marx emploie là un raccourci pour résumer tout ce qui est acquis à propos de l’argent, à savoir que : 1) la valeur d’usage d’une marchandise étant le résultat d’un travail humain concret ; 2) que cette valeur d’usage est échangeable contre d’autres valeurs d’usage ; 3) que cela est possible par l’intermédiaire de l’argent ; 4) que l’argent n’a d’usage et d’existence que sur le marché, et donc dans la société ; 5) que donc l’argent permet d’acquérir sur le marché des marchandises, qui ne sont autre que du travail humain concret.
Vient alors cette affirmation de Marx : « l’impulsion à la thésaurisation est par nature sans mesure » (der Tried der Schatzbildung ist von Natur maßlos). On pourrait à première vue voir ici une dénonciation de l’hybris, de la démesure, qui ferait de l’homme un être mû par une volonté sans limite d’acquérir pouvoir après pouvoir. Mais ça serait aller trop vite. La démesure dont il est question ici est autre chose, mais n’est pas pour autant opposée à l’hybris puisqu’elle y conduit.
Si « la monnaie ne connaît pas de borne » (das Geld ist schrankenlos), c’est d’un coté parce que, comme nous l’avons dit, en elle se perdent toutes les différences qualitatives de toute chose. Elle est ainsi immédiatement convertible (unmittelbar umsetzbar). L’argent peut potentiellement se métamorphoser dans l’infini qualitatif des choses, ce qui fait de lui un représentant universel de la richesse matérielle, puisqu’il permet ainsi de se référer potentiellement à n’importe quelle valeur d’usage.
Mais quantitativement en revanche, l’argent trouve une limite : lui-même. Toute somme d’argent est par définition un nombre fini. L’argent, quoique potentiellement infini du point de vue qualitatif, trouve donc une limite quantitative : c’est « un moyen d’achat à effet limité » (Kaufmittel von beschränkter Wirkung). De sorte que, paradoxalement, je peux tout acheter mais je ne peux pas tout acheter. C’est-à-dire : je peux acheter n’importe quoi, mais pas en n’importe quelle quantité.
D’où une contradiction patente entre ces deux pôles. L’homme sait qu’il peut tout posséder : son argent peut se métamorphoser en n’importe quoi. Mais il ne pourra pas tout posséder : sa somme d’argent à une limite ultime qui est celle du total de l’argent en circulation. Avant Camus, Marx utilise Sisyphe pour comparer le thésauriseur, cet être condamné à pousser à jamais un rocher en haut d’une colline, lequel rocher, une fois approché le sommet, redescend tout en bas. L’anthropologie du thésauriseur que dresse Marx est celle d’un être mû par l’envie de tout posséder, d’augmenter encore et toujours sa puissance, son pouvoir, sans jamais pouvoir s’arrêter, anthropologie qui n’est pas sans rappeler les thèses que pouvaient tenir Hobbes ou Spinoza.
La dernière image utilisée pour comparer le thésauriseur n’est certainement pas neutre. Il s’agit de celle de l’explorateur (der Welteroberer) pour qui la conquête d’un nouveau pays n’est jamais qu’une pause dans le processus consistant à repousser les frontières encore et toujours. Historiquement, n’oublions pas qu’à la même époque où Marx écrit ce texte, les Etats-Unis, qu’il visita, sont en pleine expansion, à la fois économique et industrielle, mais aussi et surtout territoriale. Les Américains ne cessent de reculer les frontières, au point que peu après la mort de Marx, l’historien Frederick Jackson Turner déclarera en 1893 que l’esprit de la frontière avait entièrement modelé la société américaine. Cette parenté entre le thésauriseur et l’explorateur, entre l’appât du gain et l’expansion territoriale ne peut pas ne pas rappeler, au risque de l’anachronisme, « le Mythe de la Frontière », de ce texte de Marx jusqu’à L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine.
IV ) Le thésauriseur est ainsi pareil à un explorateur. Mais cela suffit-il à définir sa manière d’être ?
Si l’on se contentait de l’image de l’explorateur, qui poursuit celle de Christophe Colomb précédemment cité, on pourrait croire que le thésauriseur est une sorte d’aventurier, prêt à prendre des risques car d’une générosité de vie implacable. Ce serait, encore une fois, aller trop vite.
Rappelons en effet le but du thésauriseur : accumuler le plus d’argent possible. Pour cela, c’est bien simple : dans la relation M – A – M, il suffit d’empêcher le deuxième terme de la relation de se produire pour n’obtenir qu’un simple processus M – A. Il doit à tout prix éviter que son argent se retransforme en marchandise. Pour cela, il faut « l’empêcher de circuler ou de se dissoudre en moyen de jouissance » (verhindert werden zu zirkulieren oder als Kaufmittel sich in Genußmittel aufzulösen), c’est-à-dire vivre comme un moine, sans dépenser, aussi pauvre que le Christ. Entendons-nous : pauvre dans le style de vie, mais avec une bourse remplie d’argent, qui ne doit faire que se remplir, et jamais se vider. « Tu ne dépenseras pas » devient sa maxime.
Une vie monastique, voilà ce qu’il lui suffit pour ne pas vider sa bourse. Mais il doit aussi la remplir s’il veut augmenter son capital. Pour cela, nulle autre solution que de maximiser le rapport M – A. Il doit vendre encore et toujours plus de marchandises pour avoir encore et toujours plus d’argent. Mais pour les vendre, il lui faut nécessairement les produire, en tant que valeurs d’usage. En un mot : travailler.
Voilà donc qui permet de déduire la morale du thésauriseur : « labeur, épargne et avarice forment donc ses vertus cardinales » (Arbeitsam, Sparsamkeit und Geiz bilder daher seine Kardinaltugenden). L’explorateur de tout à l’heure ne pouvait pas ne pas nous faire penser aux Etats-Unis. Ici encore, comment ne pas penser à la morale protestante ? À lire ces mots sous la plume de Marx, on a comme le sentiment qu’il anticipe les analyses que conduira plus tard Max Weber sur L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.
Partant, il ne reste plus qu’un pas pour en déduire son économie politique : « vendre beaucoup, acheter peu » (viel verkaufen, wenig kaufen). Sous ces mots, on aura vite fait de reconnaître la théorie mercantiliste, pour laquelle le développement économique ne peut que passer par une balance commerciale excédentaire.
Conclusion. Voilà donc à quoi tient la thésaurisation. L’argent ayant se pouvoir magnifique de pouvoir obtenir n’importe quelle chose grâce à son pouvoir alchimique, il attire toutes les convoitises. Chacun désire en avoir d’avantage, et avant tout, chacun cherche à l’immobiliser, à le garder entre ses doigts. Cela ne devient possible que lorsque le processus d’échange entre deux marchandises devient interruptible, au moment où, une marchandise se transformant en argent et où cet argent va à nouveau se transformer en marchandise, il est possible de court-circuiter pour ne garder que la valeur d’échange. Mais l’argent, s’il possède ce pouvoir de se muer infiniment qualitativement, reste limité quantitativement. De là cette contradiction qui pèse le thésauriseur : il veut tout, avec son argent il peut avoir n’importe quoi, mais pas en n’importe quelles quantités. D’où la vie monastique à laquelle il est condamné. « Travailler plus pour gagner plus » serait-on tentés de dire. Tout en dépensant le moins possible. Vendre le plus, et acheter le moins.
Cette analyse de la thésaurisation est loin d’être anecdotique. Marx a montré, c’est là l’acquis que nous pensons être essentiel à ce texte, que l’argent, parce qu’il est traversé par une contradiction entre son infini qualitatif et sa finitude quantitative, transforme les hommes en des Sisyphes qui seront condamné à une quête d’acquisition sans fin. L’argent, censé faciliter les échanges entre les hommes finit par les piéger dans son mysticisme, tout comme la marchandise et son caractère fétiche l’avait précédemment fait. De thésauriseurs centrés sur la relation M – A, les hommes deviendront bientôt des capitalistes préoccupés par la relation A – M – A, où l’argent passera du rang de moyen à celui de fin en soi.
Voilà donc où nous conduit l’analyse de Marx. Au fil de cette reconstruction, de cette généalogie du capitalisme, ce dernier apparaît au final émaillé de contradictions de toutes sortes. Reste à savoir si celui-ci sera capable de les surmonter ou bien s’il devra s’effondrer de lui-même sous leurs poids.
[amtap book:isbn=2130558208]