La fable et la superstition
Merveilles, mystères et soupçons composent les mythes. Qu’en dire ? Qu’en faire ? Rien d’absolument nouveau, un peu de clarté j’espère. Un soupçon de magie, une pointe de merveilleux, une pincée de mystères… et peut-être un peu de méthode.
Ce que mythifier veut dire ? Émerveiller, expliquer, interpréter, créer ; fédérer, éduquer, moraliser ; exprimer l’essence cachée du monde, guérir, jouer des symboles ? Les mythes nous rendraient fols, faut-il les déconstruire bientôt ?
- La merveillitude des choses
- La fable et la superstition
Expliquer un mythe, c’est risquer d’en faire une fable superstitieuse. Car l’explication déplie, démembre, autopsie ; analyse le récit, disloque les hypothèses et autopsie une explication du monde maintenant morte ; la fable mythique, trop pressée de voiler le monde, serait incapable de l’expliquer.
Voyons pourtant ce que la fable apporte.
Le sens et le beau
Comme la fable révèle les choses, les mythes les interprètent. L’oiseau n’aurait pas dû lâcher le fromage, ni la flotte ennemie lâcher ses imprécations contre Zeus l’Olympien. [1] Le mythe interprète, telle est sa fonction, la fonction interprétative : aux événements donner sens. « La foudre ? Rien à craindre, Zeus en connait le sens ». Même cachée, l’interprétation se permet d’exister.
Telle la fable, le mythe est oratoire. Parfois mis en images, en vers, en musique ; nous tenons-là, sa fonction esthétique. Car la beauté habille les choses, car le beau donne du sens aux choses.
« Mais j’ai déjà fait remarquer que le jugement esthétique est unique en son genre, et qu’il ne donne aucune espèce de connaissance de l’objet (pas même une connaissance confuse). […] Et ce jugement s’appelle esthétique, précisément parce que son motif n’est point un concept, mais le sentiment (que nous donne le sens intime [perception de soi]) d’une harmonie dans le jeu des facultés de l’esprit, qui ne peut être que sentie. »
Kant, Critique de la faculté de juger, §15, trad. Jules Barni
Vous lisez bien, le beau n’est qu’en l’esprit. La rose est belle, pour moi, car elle me fait penser. Je la vois et y pense, je tourne autour sans cesse, car toujours elle me plaît. Elle me plaît, je ne sais pourquoi, d’un plaisir sans intérêt réel, entre sens et réflexion. La rose offre du sens à ma vie, mais un sens esthétique.
La fonction fabulatrice
L’esthétique, l’interprétation, lequel des deux choisir ? Interrogeons un orateur.
« Les parties sont, comme on l’a si souvent répété, l’invention, la disposition, l’élocution, la mémoire et le débit. L’invention trouve les moyens vrais ou vraisemblables qui peuvent soutenir la cause. La disposition est l’art de les distribuer et de les mettre en ordre. L’élocution revêt des idées et des expressions convenables les choses créées par l’invention. La mémoire retient d’une manière sûre et inaltérable les pensées et les mots. Le débit règle le geste et la voix, et les proportionne aux idées et aux paroles. »
Cicéron, Rhétorique, De l’invention oratoire, I, VII
La rhétorique sait mettre les émotions ou le beau au service du sens. Tel doit faire le mythe. Nous tenons la fonction fabulatrice, et son premier effet : rassurer l’auditoire en lui indiquant le sens du monde ou de ses événements.
Le mythe explique-t-il ?
La fonction fabulatrice mythe explique-t-il ? Prenons la Titanomachie, à lire chez Hésiode, dans sa Théogonie. Les dieux (grecs) luttent contre les Titans ! Le dieux artistes et artisans luttent contre les forces naturelles et parviennent à s’en rendre maîtres. Cela fut une longue bataille ; et la fin déplut à Gaïa, la Terre, qui lance la suite, la Gigantomachie. Alors, ce mythe, que nous explique-t-il ?
Une fonction explicative dut opérer autrefois, expliquant par exemple comment une forge peut subir le feu qui l’alimente ; mais nous n’y sommes plus vraiment sensibles, notre cosmologie mathématique et nous (notre description physico-mathématique du monde et nous). Cependant la fonction interprétative demeure : faute de la maîtrise des arts et techniques, le retour de bâton de la nature se fait violent. Quant à l’aspect esthétique, son merveilleux continue de séduire.
Cruel appendice pour le mythe
Comme j’aimerais proposer une belle fin, consensuelle et tout : si le mythe n’explique plus, un jour il expliqua. C’est là que débarque le méchant penseur, achevant de condamner les mythes. Voyons comment il juge la « fabulation » :
« De cette fonction relèvent le roman, le drame, la mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il n’y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. […]
Aujourd’hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaux raisonnements du monde s’écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l’intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l’individu et la société, ce ne pouvait être que par des constatations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d’expérience réelle, c’est une contrefaçon de l’expérience qu’il fallait susciter. Une fiction, si l’image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l’action. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de l’expérience vraie. […]
Dans ces conditions, on ne s’étonnerait pas de trouver que l’intelligence, aussitôt formée, a été envahie par la superstition, qu’un être essentiellement intelligent est naturellement superstitieux, et qu’il n’y a de superstitieux que les êtres intelligents. »
Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion, p.59
Ainsi, jamais un mythe n’expliqua quoi que ce soit, à qui que ce soit. Ou alors par accident. Si la fable séduit, le mythe est fait pour taire ; il empêche de voir la société brisée, par nos idées, nos doutes et nos questions ; il empêche l’angoisse de voir la société brisée. Que faire alors ? Pratiquer la science et chérir les romans. Pourtant les mythes me semblent avoir des choses à dire, même quand ils n’expliquent pas.
Résumé
Si les belles fables prennent en charge les affaires humaines et vous apprennent tout ce qu’il faut savoir sur la vie (Kant + Cicéron), les mythes le font aussi. Mais sans recul et sentencieux, ils pourraient vous empêcher de penser (Bergson).
Pis, les mythes s’occupent à l’occasion du sens de la vie ou du secret des choses. Ils sont très lourds et très beau, très proches de nos récits religieux contemporains. Ils rassurent jusqu’à la superstition, ou plutôt au prix de la superstition (Bergson aussi).
Faut-il jouer le jeu de l’enthousiasme ou bien s’en déprendre ? Si vous être optimiste et croyez au progrès de l’esprit, vous pensez que le merveilleux se trouve encore plus fort dans la science et les arts. Et la littérature fantastique recèlerait quelques surprises. Mais si les animaux fantastiques me plaisent, je reste plus émerveillé encore devant Pégase, la chouette, Méduse ou le Craken. [2] Le temps n’était pas aux zoos ni aux bestiaires, les gens y croyaient.
________________________________________
[1] Zeus il peut lâcher des tempêtes, t’as vu ! Plus loin nous le découvrons artisan (il produit des lois, enfin je crois).
[2] Bon, la bande-annonce est nulle et le film mélange tout. Mais je l’aime beaucoup.
25 novembre 2016 à 10:54 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Les mythes interprètent la réalité ? La réalité est que les mythes sont interprétés.