J’ai toujours eu du mal à comprendre ces poèmes sur la nature, les arbres qui nous regardent, les cerfs qui nous ignorent ou la mousse qui nous couve. J’ai du mal avec la poésie en général, à part l’érotisme ; le plus mauvais érotisme me rappelle au mécanique, aux sensations habituelles ou fantasmées, à la décence ; il est même possible d’y ajouter les parfums des fleurs des jardins, alors je les comprends et sais ce qu’ils expriment. Mais les poèmes sur la nature même m’échappent. Certes je devine l’impuissance, l’exhalation, l’air chaud ou froid, qui nous entoure, nous porte et nous traverse, mais les images ne me disent rien. Pourquoi ce putain d’arbre mériterait-il d’être étreint, lui dont les racines le campent si profond, le tronc si haut, et mes petits bras si fort ? M’enfin, c’est du bois. Le bois, c’est sympa, mais ça me laisse de marbre.


Pour dire vrai, allez au-delà de l’anthropomorphisme, et vous me perdez. Je suis de mon temps, parlez-moi des villes. Voilà, je connais la ville, alors dites-moi de la nature ce que la ville n’est pas, et peut-être pourrai-je comprendre. J’ai compris les bois : les bois c’est se balader dehors sans les murs : c’est être dehors quand tout le monde est dehors, quand on n’est pas sommé d’avoir un chez soi : dans les bois, on peut s’asseoir par terre. Autrefois certains s’enivraient de leur odeur, mais moi leur odeur ne m’enivre pas, je ne m’enivre que de produits chimiques. Pareil, j’ai compris les vallées, et l’ombre des arbres au bord des ruisseaux. C’est une terrasse (le soleil en ville, c’est la terrasse), vide, mais pas déserte : on y observe les bêtes sans nécessité de sourire aux maîtres bêtement accrochés à leurs laisses – on peut sourire aux bêtes (qui s’en foutent) ; on y rêve aux filles qui dandinent aux terrasses, et d’autant mieux qu’elles n’y sont pas. Je ne sais pas pour la nature, mais la campagne n’impose pas de choisir, elle mélange ; d’ailleurs l’offre est moindre : la campagne c’est la ville pour les vieux, et les enfants. Il paraît qu’elle satisfait les contemplatifs, mais je crois que pour ça ils doivent bêcher la terre, connaître les goujons et regarder passer le ciel : la contemplation, c’est pour les besogneux. En ville aussi les non-contemplatifs passent leur vie à ne rien foutre, ou à toujours foutre pareil.

Bref, j’ai du mal à plonger dans la nature. Je ne comprends rien. Sauf, oui sauf, quand ça parle de flotte. La flotte, c’est étrange, tu plonges dedans, et t’es dedans. C’est immersif, radical. Les types qui nagent dans les volcans doivent sentir la même chose, même s’ils n’en parlent pas souvent. Ainsi la flotte, là, je marche : les torrents qui tirent, les lacs qui reposent, les piscines qui transpirent (de « être transparent »), l’océan qui domine, et bien sûr la mer qui s’étend. Ah la mer, la voilà notre clef d’entrée dans la nature. Qui a vu les Alpes s’y plonger alors qu’il s’y baignait me comprend. Entrer dans la mer, et ouvrez-vous au monde, à l’histoire des Athéniens, quand Poséidon leur offrit un lac salé. Nagez-y, et respirez le bon air du lac salé. Dire que ces imbéciles choisirent Athéna et son olivier. La mer elle-même a son histoire ; elle en a vu passer, des algues et des poissons, des voiliers et des piétons, des cargos et des carcasses. Au point qu’elle a changé ; elle n’a pas changé d’air, elle a changé d’eau.

C’est un truisme de rappeler comment tout commença ; à coup de pétrole, de phosphates, de sacs plastiques et autres caetera. La mer a lentement tout dissout, car elle dissout tout, digère tout. Et de dissolvants en dissolvants, la voilà telle que maintenant. Douce, ronde et maternante. Nos ancêtres l’auraient jugée visqueuse, et notre eau poisseuse. Ils seraient bien étonnés qu’on leur reproche[reprochât] leur eau sèche. Leur monde sec et lumineux nous regarde, comme nous le regardons : avec étonnement, et effroi. Certes leurs vents étaient légers, et leur ciel étoilé, mais les lueurs étaient rares, et la légèreté parfois trop pénétrante. Jusqu’à leur vue, moins certaine du présent, trop soucieuse du lointain. Leurs ruisseaux coulaient fort nombreux dans les montagnes, mais leurs glaciers en faisaient de tristes vieillardes ; là où l’eau trop fluide ne savait pas se tenir, les arbres ne poussaient pas, et les oiseaux s’installaient plus bas. Les fontaines jaillissaient de mille gouttes, mais chacune était une pique pour vos yeux. L’eau était bien sèche. La mer était déjà très belle.

Alors je ne leur en veux pas, à tous ces gens, qui jugeraient notre eau huileuse – j’ai même lu qu’ils trouveraient notre sel sans goût, et notre vie sans sel. (Les naïfs) Je ne leur en veux pas, ils ne pouvaient pas savoir ; que leurs craintes seraient nos beautés ; que nous ferions nôtre cette eau qui les tuait ; que nous serions plus rares, mais plus forts, et bientôt plus nombreux ; que la planète s’adapte à l’homme ; que même l’homme s’adapte à l’homme. Je ne leur en veux pas ; d’avoir aimé la mer, d’avoir désiré qu’elle ne change pas, d’avoir tant fait pour que nous n’existions pas. Au contraire je les aime, eux et nous, qui partageons la même mer, source de toute beauté. En revanche je n’aurais pas de mots assez durs pour les barbares, ces hommes à la confiance paresseuse, ceux qui chantaient ce qu’ils croyaient être le monde dans lequel nous habitons. Qui préfère le futur à la mer a grand tort, le grand tort de passer à côté de la mer. A côté de la nature si vous voulez, mais pas à côté de la mer !