La mode est-elle frivole ?
Les modes sont comme les vagues de la mer : elles vont et viennent, apparaissent et disparaissent sans cesse, et pourtant, elles sont toujours là. La constance du phénomène explique pourquoi on met le mot au singulier « la mode », comme si c’était toujours la même chose. Vue sous cet angle, la mode est un éternel retour et semble assujettie à une mécanique sociale. En allant dans ce sens, certains la critiquent comme une sorte de conformisme exacerbé. Elle serait une expression tyrannique du mimétisme social. La préposition « à » dans l’expression « être à la mode » pourrait traduire cette aliénation en signifiant que l’on appartient à la mode. Pourtant, il est remarquable qu’une mode naît en contradiction avec la mode précédente, une mode est d’abord minoritaire et s’oppose à une mode majoritaire conformiste. Cela nous incite à reconsidérer « les modes » au pluriel, comme une multitude de phénomènes sociaux synchroniques. En outre, ceux qui considèrent la mode comme un pur conformisme ont peut-être en tête les modes vestimentaires. Mais la mode concerne généralement des manières d’être, de penser et de faire collectives et temporaires. Dans ce sens, il faut réinterpréter la préposition « à » dans l’expression « être à la mode » comme indiquant le moyen ou la manière. Prise dans ce sens, la mode est une habitude collective au même titre que la tradition, sauf qu’elle se démarque par sa courte durée. Cette courte durée peut être interprétée d’au moins deux manières : soit elle montre que la mode n’est qu’une apparence sans profondeur, superficielle, ce qui signifie que la mode est frivole, soit elle est constitutive d’une dimension originale de la vie sociale et son caractère temporaire est peut être le signe qu’elle fuit le conformisme.
Si l’on soutient que les gens sont « esclaves de la mode », on a l’idée que la mode est frivole et qu’il n’est pas bon de s’y conformer. Cette position s’appuie sur au moins deux arguments. D’une part, la mode est un fait social : elle concerne des groupes et non des individus. Elle se caractérise par un conformisme assumé et exhibé. Que ce soit la mode vestimentaire, une mode artistique ou même intellectuelle, l’individu se plie à la loi du groupe. Et d’autre part, cette adhésion est frivole parce qu’irrationnelle. La mode est irrationnelle : elle ne se justifie pas. Pourquoi les cheveux sont plus longs une année, plus courts une autre année ? La mode obéit manifestement à un mécanisme de changement périodique, cyclique. Si une différenciation se fait à chaque retour du cycle, c’est de façon mécanique, automatique, et non de façon réfléchie, rationnelle. Il est facile de voire à quel point la mode est asservie au capitalisme. En effet, l’économie capitaliste a besoin d’une consommation constante, elle ne peut pas tolérer que les consommateurs se satisfassent de ce qu’ils ont et se détournent de la consommation. La mode pousse à consommer des produits inutiles pour alimenter le marché.
Cette position souligne l’aliénation dont la mode est l’expression. Mais ce qu’elle ne voit pas, c’est que toute mode n’est pas un comportement de consommation et que la mode a une certaine rationalité. La mode est rationnelle : elle est toujours en lutte, pour certaines raisons, contre le conformisme qu’elle instaure. La mode obéit à une logique à double détente, une dialectique. D’un côté elle est dirigée par le mimétisme. C’est le conformisme volontaire dont nous parlions plus haut, dont l’aspect positif est la formation d’un nouveau lien collectif. Mais d’un autre côté, ce mimétisme n’engendre pas l’identique, au contraire, il instaure sans cesse de nouvelles règles. Une mode succède à une autre en la contredisant. Un courant littéraire succède à un autre en s’opposant à ses canons et en dénonçant le conformisme que le courant précédent avait instauré. C’est donc contre le conformisme qu’une mode instaure de nouveaux canons. Ces canons sont d’abord originaux, mais, étant par nature des règles collectives, ils peuvent devenir peu à peu dominants et représenter un nouveau conformisme. Si l’on pense par exemple aux courants d’avant garde, on voit qu’ils sont d’abord nés de quelques marginaux et qu’ils sont parfois devenus des normes de référence. Une mode a donc une histoire : d’abord révolutionnaire et émancipatrice, elle devient conformiste et aliénante. À partir de là on peut comprendre pourquoi la mode se renouvelle sans-cesse : c’est justement le mouvement de renouvellement des modes qui empêche que la société se fige dans le conformisme. À travers la mode, la société renouvelle ses façons de parler, de faire, de penser, en s’opposant aux manières de la mode précédente. Ce renouvellement constant ne tourne pas selon une logique purement interne : c’est aussi une adaptation au monde. Un courant musical n’est pas séparable du contexte historique non musical au sein duquel il émerge. Le blues n’est pas un simple renouvellement de la musique noire, il exprime les souffrances du peuple noir américain au début du 20e siècle. Avant d’être un conformisme, la mode est donc une émancipation collective. Mais elle n’est pas seulement un moyen d’émancipation pour la communauté : elle permet aussi la reconnaissance de l’individu. En donnant un ensemble de règles communes, la mode donne un cadre d’intégration et de reconnaissance au sein duquel l’individu est reconnu en tant que tel par l’usage personnel qu’il fait des règles. Une simple mode vestimentaire le montre : si tout le monde s’habille dans le même style, en même temps, chacun le fait à sa façon, et c’est ainsi que l’on peut reconnaître son style personnel. La mode permet donc à la fois de lier une communauté et de singulariser les individus, c’est à dire de reconnaître les individus comme personnes singulières.
Ces quelques remarques suffisent à montrer que la mode est loin d’être frivole. C’est en elle que l’on dira qu’une personne est frivole, conformiste ou singulière, mais ce n’est pas en se plaçant soit disant en dehors de la mode que l’on pourra juger ou condamner ce fait social.
[amtap book:isbn=2707157627]
25 février 2011 à 23:31 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
En somme, la mode aurait une fonction totémique permettant à un certain groupe de se représenter. Dans un postmodernisme de l’évanouissement du référant commun auquel tous peuvent se rattacher, il y aurait plusieurs modes concurrentes, que chacun pourrait décider de suivre ou pas.
Mais ce faisant, j’ai le sentiment que l’on en arrive à une conception très artificialiste et conventionnaliste de la mode : aujourd’hui on porte des jupes vertes plutôt qu’hier des robes rouges, simplement parce qu’on a jugé que les robes étaient « passées de modes » pour des raisons parfaitement arbitraires. Or, peut-être reste-t-il tout de même quelque chose d’objectif dans le fait qu’une mode succède à une autre : la mode actuelle pourrait succéder à la prochaine non seulement parce qu’il faut redécorer le totem, mais peut-être également parce que la mode défunte trouve certains manquements que la nouvelle parvient à corriger, à parfaire.
Par exemple, on pourrait tout à fait interpréter l’histoire de l’art en termes de mode : l’impressionnisme en fût une, tout comme le pointillisme, l’expressionnisme, le futurisme, le cubisme, le surréalisme, l’abstraction et tant d’autres -ismes. Cependant, on ne peut nier que chacune de ces modes n’émergea pas que par pur caprice à l’égard de celle dont elle prétendait contester l’hégémonie, mais également pour des raisons objectives : ainsi l’impressionnisme, qui soutenait que l’art classique ne rendait pas assez fidèlement la sensation (je schématise). C’est peut-être plus qu’un simple changement kuhnien de paradigme qui fait passer d’une mode à une autre (et, écrivant cela, je vois déjà une réponse possible à mon objection, car Kuhn n’était pas relativiste − peut-être peut-on imaginer une conception kuhnienne de la mode ?).
Ainsi, est-il possible de concilier une conception conventionnaliste de la mode avec le progrès qui pourrait exister et faire passer de l’une à l’autre ?