L’ascension du Mont Ventoux
Après avoir hier visité la capitale des Gaules, le Tour de France emprunte aujourd’hui la route conduisant au Mont Ventoux. Près de 220 kilomètres depuis Givors, avant que la route ne s’élève jusqu’aux cieux, à presque 2 000 mètres d’altitude, peu après le « Col des Tempêtes », là où le vent souffle, mais où l’air se fait paradoxalement moins dense.
C’est en 1951 que les coureurs du Tour de France gravirent le Mont Ventoux pour la première fois. Depuis, le Tour fait périodiquement des détours sur celui que l’on nomme parfois le « Mont Chauve ». Parmi les plus marquants, celui de 1967, où Tom Simpson mit définitivement pied à terre. Celui de 2000, signant l’une des dernières grandes victoires de Marco Pantani, où le Pirate ne prit même pas la peine de lever les bras, humilié par l’abominable Texan qui était comme son ombre.
L’une des ascensions du Mont Ventoux les plus marquantes est cependant plus ancienne. Il s’agit de celle effectuée par Pétrarque et son frère aux alentours du 26 avril 1336 − non pas encore évidemment à bicyclette, mais pédestrement.
Partis avant même l’aube par le village de Malaucène, l’ascension, d’une vingtaine de kilomètres, fut compliquée pour les deux frères. Dès le départ, un vieux pâtre tenta de les décourager d’entreprendre pareil périple. Ce même pâtre avait tenté, cinquante ans auparavant, d’atteindre le sommet, mais ne récolta de ce trajet que heurs et malheurs. Depuis, personne n’avait, paraît-il, tenté à nouveau l’expérience. Ce récit ne fit que raffermir le goût de l’aventure des deux frères, encore remplis d’une juvénilité prometteuse. Pétrarque n’avait alors que 32 ans, pas même encore l’âge du Christ. La plupart des autres compagnons auxquels Pétrarque avait pensé pour l’accompagner firent en revanche défaut. Seul son frère, encore plus jeune que lui, accepta de s’élancer avec lui.
Visiblement moins versé dans la science topographique que ce dernier, Pétrarque manqua à plusieurs reprises les pistes les plus directes ne faisant que s’élever vers le sommet, pour au contraire en emprunter certaines qui le firent redescendre. Très vite, notre humaniste doit puiser au fond de son âme des forces nouvelles pour persévérer dans l’effort, le découragement se faisant sentir :
Il est impossible qu’un corps parvienne en haut en descendant. Bref, cela m’arriva trois ou quatre fois en quelques heures à mon grand mécontentement, et non sans faire rire mon frère. Après avoir été si souvent déçu, je m’assis au fond d’une vallée.
C’est alors que cette quête du Mont Ventoux, purement touristique jusqu’à présent, se transforme en épopée spirituelle. Pétrarque n’était venu là que par goût du défi. Il s’agissait d’abord de vérifier si Tite-Live disait vrai en racontant que de là-haut, on peut apercevoir deux mers, l’Adriatique et l’Euxin (la Mer noire). Tite-Live lui-même, qui n’avait pas fait le déplacement, en doutait. À ce moment là, Pétrarque est également en proie au doute, mais davantage au sujet de ses propres forces. Assis au fond de cette vallée infernale, isolé de son frère qui prit des sentier plus rapides, Pétrarque médite.
Là, sautant par une pensée rapide des choses matérielles aux choses immatérielles, je m’apostrophais moi-même en ces termes ou à peu près :
« Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l’ascension de cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux qui marchent vers la vie bienheureuse ; mais on ne s’en aperçoit pas aussi aisément, parce que les mouvements du corps sont manifestes, tandis que ceux de l’âme sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé ; un chemin étroit, dit-on, y conduit. Plusieurs collines se dressent aussi dans l’intervalle, et il faut marcher de vertu en vertu par de glorieux degrés. Au sommet est la fin de tout et le terme de la route qui est le but de notre voyage. Nous voulons tous y parvenir ; mais, comme dit Ovide : C’est peu de vouloir ; pour posséder une chose, il faut la désirer vivement. Pour toi assurément, à moins que tu ne te trompes en cela comme en beaucoup de choses, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu’est-ce qui te retient donc ? Rien [d’]autre à coup sûr que la route plus unie et, comme elle semble au premier aspect, plus facile des voluptés terrestres et infimes. Mais quand tu te seras longtemps égaré, il te faudra ou gravir, sous le poids d’une fatigue différée mal à propos, vers la cime de la vie bienheureuse, ou tomber lâchement dans le bas-fond de tes péchés ; et si (m’en préserve le Ciel !) les ténèbres et l’ombre de la mort te trouvent là, tu passeras une nuit éternelle dans des tourments sans fin. »
On ne saurait croire combien cette pensée redonna du courage à mon âme et à mon corps pour ce qu’il me restait à faire. Et plût à Dieu que j’accomplisse avec mon âme le voyage après lequel je soupire jour et nuit, en triomphant enfin de toutes les difficultés, comme j’ai fait aujourd’hui pour ce voyage pédestre !
Comparaison de la quête spirituelle avec l’activité physique. Déjà, Saint Paul s’y était essayé, dans le Premier épître aux Corinthiens :
Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul reçoit le prix ? Courez de manière à l’obtenir. Tout lutteur s’impose toute espèce d’abstinences ; eux, pour recevoir une couronne corruptible, nous, pour une couronne incorruptible. Moi donc, je cours, mais non pas à l’aventure ; je donne des coups de poings, mais non pour battre l’air. Au contraire, je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur, après avoir prêché aux autres, d’être moi-même disqualifié.
Ni une, ni deux, Pétrarque se remet alors en selle, quand bien même il ne gravit qu’à pied. L’ascension se fait désormais plus rapide, au point que les deux frères arrivent très vite à un sommet nommé « le Fils ». L’équipage s’accorde une pause. Pétrarque se met alors à contempler ce paysage qui l’entoure. L’immensité vertigineuse des espaces le dépasse. Si l’on ne craignait de passer pour un kantien, on oserait presque affirmer que le bon Pétrarque fait l’expérience du sublime, du sublime dynamique encore plus que du sublime mathématique. Tant son imagination que son entendement se trouvent pris en défaut face à l’infinité oppressante des cîmes.
Tout d’abord frappé du souffle inaccoutumé de l’air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds. L’Athos et l’Olympe me sont devenus moins incroyables depuis que j’ai vu sur une montagne de moindre réputation ce que j’avais lu et appris d’eux. Je dirige ensuite mes regards vers la partie de l’Italie où mon cœur incline le plus. Les Alpes debout et couvertes de neige, à travers lesquelles le cruel ennemi du nom romain se fraya jadis un passage en perçant les rochers avec du vinaigre [1], si l’on en croit la renommée, me parurent tout près de moi quoiqu’elles fussent à une grande distance. J’ai soupiré, je l’avoue, devant le ciel de l’Italie qui apparaissait à mon imagination plus qu’à mes regards, et je fus pris d’un désir inexprimable de revoir et mon ami et ma patrie.
Défi touristique se transformant en quête mystique, laquelle se transforme au final en expérience esthétique. Mais très vite, Pétrarque détourne le regard. Ce n’est plus vers le ciel infini que ses yeux se posent, mais au fond de son âme. De façon toute introspective et augustinienne, Pétrarque songe au temps qui s’est écoulé depuis ses études à Bologne, sur ses fautes et ses péchés. Sur l’un et l’autre plateaux de la balance de son jugement moral sont pesés l’ancien et le nouveau Pétrarque. Une douloureuse question vient alors se poser :
Si par hasard il t’était donné de prolonger cette vie éphémère pendant deux autres lustres, et de t’approcher de la vertu à proportion autant que pendant ces deux années, grâce à la lutte de ta nouvelle volonté contre l’ancienne, tu t’es relâché de ta première obstination, ne pourrais-tu pas alors, quoique ayant non la certitude, mais du moins l’espérance, mourir à quarante ans et renoncer sans regret à ce restant de vie qui décline vers la vieillesse ?
Pensif, Pétrarque regarde à nouveau les alentours, alors que le jour faiblit. Le Rhône, la mer d’Aigues-Mortes et de Marseille, les Monts du Lyonnais l’absorbent, tandis qu’il ne parvient pas à apercevoir les Pyrénées. Soudainement, Pétrarque, qui ne se déplace jamais sans les œuvres complètes de Saint Augustin, décide d’ouvrir au hasard les Confessions. Dans le dixième livre, Pétrarque lit alors les quelques lignes suivantes qui, immédiatement, font sens :
Mon frère, désireux d’entendre par ma bouche quelque chose de saint Augustin, se tenait debout, l’oreille attentive. J’atteste Dieu et celui qui était à côté de moi qu’aussitôt que j’eus jeté les yeux sur le livre, j’y lus : Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan, les révolutions des astres, et ils délaissent eux-mêmes. Je fus frappé d’étonnement, je l’avoue, et priant mon frère, avide d’entendre, de ne pas me troubler, je fermai le livre.
Quelque chose s’était produit. Usuellement, les voies du Seigneur sont impénétrables, mais ici, le message était très clair. Vanité des hommes qui s’en vont, dirait Pascal, se divertir dans la nature ! Pétrarque s’était abandonné vainement et sottement dans la contemplation.
J’étais irrité contre moi-même d’admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j’aurais dû apprendre à l’école même des philosophes des gentils qu’il n’y a d’admirable que l’âme pour qui, lorsqu’elle est grande, rien n’est grand. Alors, trouvant que j’avais assez vu la montagne, je détournai sur moi-même mes regards intérieurs, et dès ce moment on ne m’entendit plus parler jusqu’à ce que nous fussions parvenus en bas.
L’expérience du sublime, expérience du dépassement de l’âme, est le propre de celui qui n’a qu’une petite âme. Celui qui se tourne vraiment vers Dieu n’est plus impressionnable. Pétrarque se sent alors pareil à Saint Antoine, également retiré dans le désert, tenté par le démon, mais dont la réminiscence de quelques mots d’Augustin sut le ramener au service de Dieu.
Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d’eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu’ils pouvaient trouver en eux. J’admirai la noblesse de notre âme si, dégénérant volontairement, elle ne s’écartait pas de son origine et ne convertissait pas elle-même en opprobre ce que Dieu lui avait donné pour s’en faire honneur. Pendant cette descente, chaque fois que je me retournais pour regarder la cime de la montagne, elle me paraissait à peine haute d’une coudée en comparaison de la hauteur de la nature humaine si l’on ne la plongeait dans la fange des souillures terrestres.
La seule quête des sommets valant la peine est celle qui emprunte les chemins spirituels conduisant vers Dieu. Pétrarque dût emprunter les sentiers matériels pour comprendre qu’il ne fallait pas même y glisser un pied. Christopher Froome songera-t-il à Plutarque, et aux destins tragiques de Tom Simpson et Marco Pantani, lorsqu’il franchira en vainqueur le sommet tout à l’heure ?
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[1] Il s’agit d’Hannibal, bande d’ignares !
14 juillet 2013 à 11:59 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Oui, sur le pronostique, je m’avance peut-être un peu.