Le caractère morbide de l’incohérence des autres (PIQSOU n°3)
Les PIQSOU 3 : Passantes, passants, en attendant d’achever le récit féerique d’un monde où la sidération fonctionne à l’explosion (car les étoiles jouissent d’explosions solaires), voici une petite considération esthétique et politique. Si les PIQSOU n’y apparaissent pas encore, s’y pointe déjà leur contraire le plus exact, j’ai nommé l’humour. Car une bonne façon de manquer d’humour, c’est de montrer sa supériorité face aux incohérences de l’autre.
1. L’ironie stylistique
Soyons fugaces. L’ironie consiste à traiter le dérisoire avec sérieux, et l’humour à traiter le sérieux avec dérision. « Comment, la Revue de métaphysique et de morale n’a pas encore rendu hommage à Morbleu ? » est ironique (promis, dans le monde de la philosophie, il s’agit d’une grande revue, et l’orgueil est une petite chose). L’ironie se retrouve dans le dialogue moqueur du XVIIIème siècle (où deux bonhommes se moquent d’un troisième) et dans le sarcasme (et pire du pire : les pastiches sur le sarcasme, qui me sont étrangers même dans des séries tv où je ris volontiers).
Pour appuyer cette opposition et ménager une transition : un petit texte de Henri Bergson :
« [A propos de l’opposition] du réel à l’idéal, de ce qui est à ce qui devrait être. Ici encore la transposition pourra se faire dans les deux directions inverses. Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’humour. L’humour, ainsi défini, est l’inverse de l’ironie. Elles sont, l’une et l’autre, des formes de la satire, mais l’ironie est de nature oratoire, tandis que l’humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être : c’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence sous pression. On accentue l’humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. »
Bergson, Le Rire, p.97
2. L’ironie romantique
L’ironie, en elle-même, semble affaire de distance, comme lorsqu’on se moque d’un imbécile, ou d’un discours un peu bête. Au mieux l’ironie est-elle salvatrice, au pire un peu cruelle. Elle devient plus sympathique lorsqu’elle s’attaque à la fatuité d’un personnage. Ainsi les émissions du Petit Journal ou les chroniques de Guillaume Meurrice vous montrent-elles un homme politique en train de dire n’importe quoi et de se moquer de vous : « Regardez comment il est nul, ce nul ». C’est drôle, mais je reste parfois gêné, lorsque je sens l’ironie très encadrée par une idéologie, ou par une absence d’idéologie : ce n’est plus l’objet qui est drôle, mais sa façon se sortir des cadres que nous espérons voir régner dans le monde. La gène que produit une ironie cadrée.
Il faudrait évoquer l’ironie socratique : dirigée contre la vanité des personnages et des discours ; lorsque Socrate feint de prendre au sérieux l’énoncé de son interlocuteur, puis de ne pas en comprendre toutes les conséquences, afin de poser, comme par innocence, les questions qui fâchent. Une ironie censée provoquer un moment critique, et un brin d’humour, chez l’interlocuteur qui paraît d’abord en être la victime. Socrate possède un peu d’humour, une prise de distance vis-à-vis de ses convictions, trop rare chez bien des ironistes.
L’ironie romantique oppose carrément la richesse d’une âme (romantisme) à la médiocrité du monde (ironie). Hegel est le théoricien de ça (enfin celui que je connais, et je crois qu’on gagnerait à le lire de plus près ; je vous fais ça pour la rentrée ? Bof, y’a eu la plage). Nietzsche se moquait d’un certain Hartmann, millénariste accompli très désireux de voir le monde disparaître pour mieux renaître. Cette ironie n’est pas encore cynisme, et permet au dandy de jouer à se distinguer du snob (j’ai pas lu le lien en entier, et suis tombé sur celui-ci, un brin surréaliste). De l’ironie, glissons vers le cynisme.
3. Le cynisme
Mais marquons une pose, et rappelons le cynisme à sa gloire, en Diogène, dit le Chien. Ce cynisme n’oppose pas le Moi à la médiocrité ontologique du monde, et met plutôt en avant la médiocrité du monde social et des Moi(s). Doublé d’un discours, c’est d’abord une pratique, où le sage se moque du monde, qui le lui rend bien. Le discours est radical et son émetteur est fou ; ils sont exemplaires à l’occasion. Socrate, lui, vivait normalement et traitait ses interlocuteurs en personnages limités : leur folie se sentait insultée et il connut quelques soucis. Bref, le cynisme antique est un discours rude, une attitude un brin choquante (de nos jours on dirait « subversive »), mais un comportement généreux.
Le cynisme ironique est différent. Il consiste à nier les qualités du monde, en dévoilant certaines contradictions. Il semble proche de l’ironie cadrée ou de l’ironie romantique ; d’ailleurs il m’est délicat d’établir des différences. Toutefois un geste semble pouvoir lui coller : se grandir à partir de l’exposition de la petitesse des autres. Le cynisme ironique, peut-être trop modeste pour se mettre en avant, ne peut survivre sans la bassesse de l’autre. (Alors que si l’ironie idéologique s’amuse de la bassesse de l’autre, elle vit de son identification à ce grand Autre qu’est l’idéologie). Ce cynisme ironique peut aiguiser le regard ; il peut devenir révolte ou comique. Mais il m’est avis que son effet comique, comme tout effet ironique, adopte une teinte particulière (qu’il me faudrait déterminer).
Tels Rocard et Mittérand se quittant l’un l’autre, chacun peut avoir ses moments de cynisme. Certains en font profession, et d’autres de bonnes œuvres. Mais, à ne pas en sortir, on peut tomber dans le morbide.
4. Le morbide
Le cynique pris d’ironie morbide fuit le monde, mais ne trouve rien en soi-même : rien ne semble avoir de valeur, et tout le monde est coupable. La grandeur n’est plus qu’une idée, un espoir, un au-delà. Le monde entier est corrompu, à commencer par soi-même ; il ne reste plus rien en quoi croire. Un reste d’idéologie pourrait aider, mais il faut une idéologie simple : la complexité est division ; et seul le diabolos est diviseur, corrupteur de l’intégrité perdu. Le cynisme morbide trouve dans le Diable l’Autre à dénigrer et combattre, et la vie peut reprendre sens. Plus triste que l’absence d’idéologie, l’idéologie de l’incohérence de l’autre, où l’incohérence du monde m’autorise à tout, à jouir de tout, et notamment des comportements les moins sublimes.
C’est ainsi que j’imagine nos monstres actuels, n’avoir que le « diable » à la bouche, proclamant vouloir le détruire, mais tellement occupés à le faire vivre sur leur lèvres (un genre de cathare très occupé de chasser l’hérésie, puisqu’il ne connaît rien d’autre). Toute action possible est d’abord coupable, tout homme rencontré est déjà coupable. Leur Dieu, c’est-à-dire l’Idée qu’ils s’en font derrière ce nom, n’est certes pas coupable, mais il sera tout puissant avant d’être miséricordieux. On peut imaginer les folies : « Dans sa miséricorde, il m’autorise, moi et mes défauts, à me montrer l’instrument de sa puissance ; donc je vais aller tuer les agents du diable ». Servir le bien est plus compliqué, et demande davantage de doute et de réflexion. (Là je fais clairement semblant de retrouver dans une analyse conceptuelle ce que les on-dit rapportent). Bref, ces gens-là n’aiment pas Dieu, ils détestent le diable. Et c’est très différent.
Voilà un billet qui était plus marrant au début qu’à la fin. M’enfin. Je crois que nous connaissons les beautés. On peut même imaginer parler du diable, non pas tant pour le détester, que pour aimer l’amour.
Marcel Carné, Les Visiteurs du soir, 1942