Le substantialisme culturel
Le particularisme culturel revendique quelque chose comme un noyau dur et original dans une culture. C’est ce noyau dur qui justifierait le maintien des traditions, ce serait pour ne pas le perdre qu’il faudrait s’opposer à tout changement. Cette idée n’est pas propre aux seuls particularistes. Elle est exprimée par tous ceux qui font, souvent sans le savoir, de la culture une réalité donnée que les changements abîmeraient. Je pense que peu de gens seraient capables de soutenir longtemps cette idée sans la trouver absurde. Pourtant elle semble sous-jacente à beaucoup de discours qui défendent une culture comme s’il s’agissait d’une réalité aux contours bien nets. Il est aujourd’hui fréquent d’entendre des propos nationalistes revendiquer la défense de la culture nationale. De tels propos sous-entendent la conception d’une culture homogène, spécifiquement française, ayant une origine absolue, c’est à dire un début nettement identifiable. Sur le site du Front National, on peut par exemple trouver ce genre de choses :
« Alain Juppé nous livre dans « Le Parisien » ses profondes réflexions à propos du débat sur l’identité nationale.
– Il évacue tout d’abord le problème en disant que la question ne se pose pas et que la seule réponse a été donnée par « les pères fondateurs de la république il y a deux siècles ».
Non, Monsieur Juppé! La France n’a pas un siècle et demi d’existence avec la république mais s’est fondée 12 siècles auparavant en devenant un territoire, un peuple, des valeurs, un art de vivre, une civilisation à la française, que bien des peuples et des états nous ont enviés au cours des siècles. »
Malgré leur opposition, les conceptions en présence (celle du nationaliste et celle du républicain) semblent partager la même idée selon laquelle la culture a une origine et une identité inébranlables. J’appellerai cette attitude un substantialisme culturel. Il consiste, consciemment ou non, à concevoir la culture comme une « substance », c’est à dire quelque chose qui est en soi et par soi. Ainsi définie, une substance existe de façon autonome : elle n’a pas besoin d’autre chose pour exister, elle a en elle-même le principe de son existence. Cette idée ne manque pas d’attraits psychologiques : on aime reconnaître une « âme » ou un « esprit » des peuples et donner une consistance à ces idées. Cette manière de penser a été consacrée par Hegel lui-même qui dit : « Dans l’histoire, l’Esprit est un individu à la fois universel et déterminé : un peuple ; et l’esprit auquel nous avons affaire est l’ « Esprit du Peuple »(La Raison dans l’histoire). Étant donné son importance dans les discours contemporains sur les particularismes et les identités culturelles, j’ai trouvé bon de discuter des problèmes conceptuels qu’elle soulève.
J’aimerais tout d’abord interroger l’étrange idée de l’existence autonome d’une culture. Faire consciemment ou non de la culture une substance c’est penser que la culture existe indépendamment des pensées et des actions des individus. Cela signifie que la culture française n’est pas simplement l’ensemble des traits caractéristiques que l’on peut observer dans les manières de faire et de penser des Français, mais que les manières de penser et de faire des Français sont des expressions de la culture française. La culture française pourrait donc exister sans Français. Hegel va jusqu’à dire : « Les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. » (La Raison dans l’histoire). Pourtant il est simple de montrer que cette conception inverse le rapport de cause à effet réel qu’il y a entre les individus et la culture. Si comme elle le prétend, la culture est la cause et les comportements individuels sont les effets, on ne comprend pas pourquoi une culture donnée s’attache à tels et tels individus plutôt qu’à d’autres. Si au contraire on affirme que les comportements individuels sont la cause d’une culture collective, on comprend pourquoi tels individus particuliers ont en commun une même culture : la culture est produite par les relations inter-individuelles.
Ceci renverse la perspective : la culture française n’est plus un « esprit français » indépendant, elle est le produit sans cesse renouvelé des rapports entre les individus qui se trouvent sur le territoire français ou qui revendiquent une appartenance à la culture française. Si nous reprenons le concept ontologique de substance, il faut donc l’attribuer aux individus, ce sont les individus qui existent de manière autonome, la culture dépend entièrement d’eux. Cela ne signifie pas que la culture ne soit pas relativement indépendante des individus au sens où elle se transmet entre individus et « forme » les individus dans cette transmission. En revanche cela signifie que la culture n’existerait pas sans individus, alors que des individus peuvent exister sans culture. Cette conception a au moins deux conséquences. Tout d’abord, la culture ne peut plus être pensée par rapport à une origine qui la fonderait parce que ce serait revenir au substantialisme culturel : l’origine est en effet conçue comme la naissance d’une chose indépendante. Ensuite, et par conséquent, le rejet du substantialisme oblige à reconnaître les caractères flou et dynamique de la culture.
Une culture est floue au sens logique parce que, n’étant pas une chose aux contours définis, ni un ensemble fini, elle n’a pas de définition simple. Si l’on essayait par exemple de définir la culture lyonnaise, on ne saurait pas où arrêter la liste des productions caractéristiques de cette culture, on énumérerait : (a) la salade lyonnaise, (b) la quenelle de brochet, (c) le tablier de sapeur, (d) la boule lyonnaise, (e) la cervelle de Canut, (f) le 8 Décembre, (g) l’accent caractéristique des Lyonnais, etc. mais on tomberait vite sur des cas frontières : peut-on encore admettre que la soierie est caractéristique de Lyon ? Peut-on dire que le Saint Marcelin qui vient de l’Isère et que le Saint Félicien qui vient du Dauphiné sont lyonnais ? Faut-il admettre dans la culture lyonnaise des festivals tels que « Quais du polar », les « Nuits sonores » ou le « Y Salsa festival » ? La question qui m’intéresse est la suivante : les éléments qui définissent la culture peuvent-ils être comptés ? Il semble au contraire que la liste soit ouverte. La liste est ouverte parce que le concept de culture lyonnaise est flou : cela signifie qu’il n’y a pas de propriété nécessaire et suffisante commune à tous les emplois du concept. Pour Luc, la culture Lyonnaise signifiera : {(a), (c), (e), (f)}, pour Raphaël ce sera : {(b), (d), (e), (g)} et pour Édouard : {(a), (b), (f), (g)}. Luc et Raphaël se comprendront grâce à (e), Luc et Édouard grâce à (a) et (f), et Édouard et Raphaël grâce à (b) et (g). Tous se comprendront donc en parlant de la culture lyonnaise, mais pas de la même façon. Cependant, le caractère flou du concept d’une culture particulière ne la dissout pas dans une multitude de conceptions individuelles différentes. Le fait que les différentes cultures se distinguent de façon floue est tout à fait compatible avec le fait que ces distinctions soient réelles. Par conséquent, les cultures particulières peuvent bien être distinguées une à une, mais on verra parfois les frontières se fondre là où on les croyait nettes et d’autre fois se dessiner là où l’on n’en voyait pas. Ces frontières dépendront des usages linguistiques et ces usages des relations entre les gens. Le flou des distinctions implique au minimum que les interlocuteurs s’entendent sur un usage commun du concept qui recouvre au moins un des caractères (a), (b), (c), (d), (e)…etc. . Cet usage commun est inséparable de la vie en commun, cela me conduit au dernier point : la conception dynamique de la culture.
Si la culture ne s’unifie pas dans une essence substantielle ou ( ce qui au fond est la même chose) dans une origine figée, elle ne peut s’unifier que dans les rapports entre les individus qui la produisent. Autrement dit, l’unité de la culture lyonnaise est ce que les habitants de Lyon font en commun. Cette conception est « dynamique » au sens où elle ne conçoit pas la culture comme quelque chose d’arrêté mais au contraire comme une œuvre toujours en mouvement. Cela signifie que la culture est à la fois continuation des traditions et perte ou transformation de celles-ci, et surtout qu’elle n’est pas seulement tournée vers le passé de l’origine, mais surtout sur le présent et l’avenir de la vie en commun. Enfin, cette conception implique que ce que l’on appelle « une culture » est en fait une multitude de culture enchâssées les unes dans les autres. Il n’y a donc aucune culture qui puisse être « homogène ».
Voilà des arguments qui s’opposent au particularisme culturel qui entrave la culture qu’il croit défendre en s’attachant au fantôme d’une culture passée qui n’a jamais existé.
[amtap book:isbn=2737350891]
6 mai 2011 à 10:16 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Pour le dire en substance, cela fait du bien un peu d’individualisme méthodologique anti-hégélien utilisant les concepts du formalisme de la logique floue pour dire que l’essentialisme c’est naze et finir sur une pragmatique de la culture post-wittgensteinienne.
Même si je trouve dommage que nulle part il ne soit fait référence au saucisson brioché et aux andouillettes. Pour ce qui est du Saint Marcellin, j’ai bien peur que l’on en reste là à un trait typique du Dauphiné ; la manière de l’accommoder à Lyon reste tout à fait sommaire : même chez Bocuse, on n’en sert jamais qu’une seule moitié avec une feuille de salade et du pain chaud. Cependant, culture dynamique oblige, il n’en tient qu’à nous pour que cela change. C’est pourquoi je milite depuis plusieurs années pour l’introduction de la marcelline dans les contrées lyonnaises. Déjà plusieurs adeptes.
(Bientôt, des remarques plus constructives.)