Le tiers exclu (II): la fabrique du consentement à la misère
Ou comment la société, la française en particulier, institue un développement séparé parvenant à être revendiqué par ceux-là mêmes qui sont exclus.
- Le tiers exclu (I): l’apartheid social
- Le tiers exclu (II): la fabrique du consentement à la misère
- Le tiers exclu (III): le pauvre qui cache la forêt
- Le tiers exclu (IV): prolégomènes à une critique de la raison socio-politique
- Le tiers exclu (V): des dispositifs architecturaux anti-SDF
Le projet d’hébergement obligatoire des sans-abri que nourrissait Christine Boutin est symptomatique de l’étonnement de beaucoup à voir ces associations s’essuyer le refus de nombre de SDF à les suivre dans les structures d’accueil, d’hébergement et d’assistance. En bonne rousseauiste, la France considère qu’il faut « forcer les hommes à être libres » et prendre les décisions pour le bien supposé des populations en danger à la place de celles-ci, quand bien même elles y seraient fermement opposées.
Or, c’est précisément au nom de cette même liberté que les SDF tiennent à rester en dehors – en dehors des murs, de la société. La société n’a plus besoin d’agir visiblement, politiquement, d’user de la contrainte ou de la force pour les rejeter et les exclure. La contrainte sociale, l’acceptation de l’inégalité est en effet à ce point intériorisée et partagée par tous que les SDF revendiquent eux-mêmes comme un acte pleinement libre de s’exclure de la société, de fuir les villes pour aller mourir dans des lieux qui en disent long sur ce vœux de marginalisation intériorisé : on meurt dans les bois, dans des tentes, que ce soit à Vincennes ou au Havre, en s’éloignant de toute civilisation.
En Afrique du Sud, durant l’apartheid, ou aux États-Unis, durant la ségrégation et l’esclavagisme, nombre de Noirs avaient à ce point intériorisé les normes et contraintes sociales qu’ils ne pouvaient eux-mêmes se concevoir autrement que comme étant inférieurs. Leur subjectivité était construite, façonnée par la société de telle sorte qu’eux-mêmes, en toute bonne foi, revendiquaient leur infériorité. La société ne leur laissait pas la place de se penser autrement que dans leur condition de sujétion. De même, les femmes s’attachèrent longtemps dans les sociétés occidentales à être soumises à leurs maris. Il fallut la déconstruction de ces rapports, inaugurée entre autre par Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe et poursuivie par les gender et cultural studies, pour qu’enfin soit démystifiée ces constructions sociales iniques, ces idéologies qui parvenaient à façonner des consciences qui s’acceptaient entièrement comme inférieurs, soumis.
La pauvreté – « la grande pauvreté » comme on se plait à la nommer ces temps-ci, comme s’il n’y avait qu’elle à s’occuper, les working poors faisant désormais, par exemple, figure de réussite sociale – est certes un problème économique et politique. Mais peut-être que la solution ne peut se passer d’une réflexion plus profonde sur la société, et notamment de la réponse à cette question : comment une société parvient-elle à faire accepter la misère et l’exclusion, à construire des subjectivités qui revendiquent elles-mêmes comme un acte pleinement libre le fait de s’exclure de la société ?
[amtap book:isbn=2842059379]