Le tiers exclu (IV): prolégomènes à une critique de la raison socio-politique
Ou comment la société, la française en particulier, institue un développement séparé parvenant à être revendiqué par ceux-là mêmes qui sont exclus.
- Le tiers exclu (I): l’apartheid social
- Le tiers exclu (II): la fabrique du consentement à la misère
- Le tiers exclu (III): le pauvre qui cache la forêt
- Le tiers exclu (IV): prolégomènes à une critique de la raison socio-politique
- Le tiers exclu (V): des dispositifs architecturaux anti-SDF
Luccio se désespère que son dernier texte sur l’euthanasie ne suscite pas les réactions qu’un tel sujet, et surtout une telle réflexion, mériterait. Il propose en effet quelque chose de neuf, qui – je cite son commentaire – « interroge les conditions de possibilité d’un débat, avançant que celles qu’on suppose acquises risquent de varier », déduisant ce qui pourrait advenir d’une procédure d’euthanasie institutionnalisée en prenant la méthode du catastrophisme éclairé, et constatant que l’égoïsme envisagé comme principe moral conduirait contre toute attente à se prononcer contre. Mais cette nouveauté dans l’argument laisse le public froid, ce même public qui fut plus disert sur une réflexion condescendante sur l’antisionisme, ou sur une autre parodique.
Force est de constater que ce que l’on juge comme étant le plus important pour soi n’est parfois pas considéré comme tel par les autres. Pour ma part, les quelques réflexions lancées au sujet du tiers exclu n’eurent pas non plus l’effet que j’escomptais. Mais au fond, peu importe le lectorat ; l’essentiel est de considérer ce que l’on a à dire comme étant pertinent. « Certains naissent posthumes » écrivait Nietzsche.
Voilà pour justifier, comme s’il le fallait, de poursuivre cette réflexion sur le tiers exclu, qui débuta, rappelons-le, sur le constat que l’on considère la différence entre le pauvre et nous comme une différence de nature et non pas de degré (cf. « Le tiers exclu (I): l’apartheid social »).
Or, dans les faits, c’est bien une différence de degré qu’il y a : le pauvre est simplement plus ou moins riche qu’un autre individu ; il existe un rapport quantitatif chiffrable entre le pauvre et nous, qui peut se traduire objectivement par l’équation pauvre < nous (strictement inférieur). Cependant, dans la manière de considérer et de percevoir, la différence n’est plus quantitative mais qualitative. Peu importe qu’il n’y ait que quelques euros entre le pauvre et nous ; celui-ci est simplement différent : pauvre ≠ nous.
D’où une antinomie entre d’un côté les faits, et de l’autre la façon dont ils sont perçus – quoique logiquement, pauvre < nous et pauvre ≠ nous ne se contredisent pas. (En revanche, pauvre ≤ nous et pauvre ≠ nous pourraient, dans certains cas, se contredire, et ce sera là sûrement une question à considérer.)
Mais qu’en est-il du riche ? Si nous l’envisageons, il semble que nous soyons dans un rapport analogue, à lui et à sa fortune : nous < riche et nous ≠ riche, de telle sorte qu’au final : pauvre < nous < riche et pauvre ≠ nous ≠ riche.
C’est comme s’il existait une table des catégories socio-politiques utilisée implicitement pour envisager la réalité sociale, qui fait que celle-ci nous apparaît, comme on l’a vu, au moins par les prismes de la quantité et de la qualité – et peut-être faudra-t-il, si l’on suit Kant, rajouter les prismes de la relation et de la modalité ? Or, il se trouve qu’un même concept – celui de pauvre ou de riche – peut être envisagé tant à travers le prisme de la quantité que de la qualité, et que du choix du point de vue dépendra la façon dont l’objet sera traité dans un certain schématisme.
Peut-être y a-t-il un usage illégitime, un usage transcendant des catégories, qui ferait qu’envisager la réalité sociale suivant un certain rapport conduit à ce type de confusion ? Ce sera la tâche d’une dialectique de la raison socio-politique que d’éclaircir cette antinomie.
[amtap book:isbn=2742777679]
11 mai 2009 à 19:19 Luccio[Citer] [Répondre]
Mon préféré de la série reste le phénoménologico-sociétal tiers exclu II, donc je ne vois le III que comme une suite et le I comme une introduction.
(Attention manipulation !)En particulier ce passage: « …que ce soit à Vincennes ou au Havre, en s’éloignant de toute civilisation ». Sympa pour le Havre, une ville tout en béton, si ça c’est pas la civilisation !
Sinon, il est normal que la série ne connaisse pas le succès attendu, as-tu remarqué que tu lui avais donné un titre comme jeu de mot ? Menfin… même bien trouvé (parce que le tiers-exclu est un principe fondamentale de la logique classique, comme l’exclusion des pauvres peut l’être de la logique de nos sociétés), c’est de la provocation.
Enfin, tu pourrais peut-être intégrer la classe moyenne à ton système. Au delà de ses définitions statistiques et de la part de la population qui se fait un peu avoir dans le système social, tes inégalités pourraient en rendre compte. Je tente ici l’exercice, tu pourrais le reprendre.
Partons d’une suite d’inégalités qui pourrait être objective, avec prise en compte de revenus
(a) pauvres ≤ Classe Moyenne ≤ riches
sachant que dans (a) les pauvres ne sont pas les exclus mais aussi les travailleurs ou allocataires pauvres.
Je pense que ceux qui se sentent pressés par les charges et pas aidés, qui composent la classe moyenne, se sentent proches des fameux travailleurs pauvres, qui mériteraient d’être plus aidés, ou moins prélevés en impôts à la source, tout comme la classe moyenne. Ainsi nait une nouvelle ligne d’inégalités, qui n’est plus chiffrée mais essentielle, pouvant résumer la pensée de la classe moyenne
(b) pauvres (moins les travailleurs pauvres)< Classe Moyenne (+ les travailleurs pauvres) < riches.
Ce qui pourrait se résumer ainsi :
(b1) °surtout Assistés < non Assistés (ou pas assez)
(b2) °contribuables qui ont besoin d’argent < contribuables qui n’ont pas besoin d’argent (parce qu’ils en ont beaucoup, pas parce que ce sont des Cyniques, l’un n’excluant pas l’autre, me direz vous).
Alors ceux qui se pensent de la classe moyenne se voient les non assistés qui payent pour les autres (que ce soit parce qu’il y a trop de charges ou parce qu’ils ne sont pas assez aidés).
Après dans les assistés vous pouvez mettre tout ce que vous voulez, des fonctionnaires par exemple.
Pour conclure, loin de nier l’existence d’une classe moyenne, je me rappelle que presque tous les français ont l’impression d’y participer. Il doit y avoir des pauvres qui ne se sentent pas pauvres, et des riches qui ne peuvent pas partir cette année au ski.
Objectivement, on a donc
(a) pauvres ≤ Classe Moyenne ≤ riches
Mais on se le représente comme suit
(b’) assistés < Classe Moyenne < Nantis (4 000€ par mois ?).
A partir de là on peut s’inquiéter d’un procédé un peu démagogique : vanter la valeur travail. En effet, si on vante la valeur travail (et la valeur mérite), on parle plutôt dans le cadre de l’inégalité (b) -ou (b’), c’est pareil-, en jouant à l’homme politique qui défend les malheureux de l’inégalité (a). Notons que le mot « valeur » est parfait pour entretenir la confusion.
On pourra toujours me répondre que le monde est complexe et qu’il faut bien passer par (b) et le moral des gens pour relancer l’économie… c’est pas faux, mais en général je fais la sourde oreille. Cela m’évite d’entendre notre personnel politique nous expliquer que les détails économiques sont trop compliqués, voire ennuyeux, de nous parler dans (b) pour ne pas nous parler dans (a) ; mais je divague, il est vrai que nous ne sommes là que pour les regarder nous faire rêver.