Le vote contre-performatif
Qu’est-ce qu’un « énoncé performatif » ? Ce concept, a été introduit par John L. Austin1 dans How to do Things with Words (Quand dire c’est faire). Il s’agit, à partir de ce concept, de souligner que les énoncés ne sont pas tous déclaratifs, qu’ils ne se contentent pas tous de décrire des états de faits. Voici un énoncé déclaratif et un énoncé performatif grammaticalement très proches : « La fenêtre est ouverte » et « La séance est ouverte ». Lorsque vous déclarez que la fenêtre est ouverte, vous prétendez qu’une fenêtre qui existe dans le monde est ouverte, vous vous prononcez sur un état de fait. Lorsque vous déclarez que la séance est ouverte, vous créez un état de fait (vous « performez »), vous débutez la séance : avant que vous ne parliez, il n’y avait pas de séance dans ce monde. Ce concept a connu un succès immense en philosophie, si important que nombreux sont ceux à l’utiliser sans jamais avoir ouvert le bouquin d’Austin.
Voyons maintenant un type d’énoncé performatif présent dans l’actualité de ces derniers jours : le vote. Lorsque le juge prononce une condamnation, il réalise seul son énoncé performatif (dans des conditions bien précises qui impliquent certes d’autres individus). Il a pu y avoir consultations de parties diverses, mais le sujet de ces énoncés (celui qui les prononce) est in fine un individu. Ce n’est à mon avis pas le cas du vote. Le sujet du vote est pluriel, il s’agit de l’ensemble des votants, qui produisent ensemble un énoncé performatif qui crée le résultat du vote. Par exemple le conseil d’administration est élu par les actionnaires, les décisions du conseil d’administration sont votées (élues) par le conseil, et le président du conseil d’administration est élu par les actionnaires ou le conseil. Si vous trouvez que ce schéma rappel celui d’un parti ou d’un régime politique, rassurez-vous, c’est à dessein. Essayons d’interroger cette pluralité du sujet du vote.
Le vote fonctionne, à mon humble avis, à la façon de la génération d’une république telle que la théorise Hobbes dans le Leviathan. Dans ce contexte, il s’agit pour Hobbes de légitimer l’existence d’un pouvoir absolu, qui ne dépende pas d’autre chose que de lui-même (de la religion par exemple). Ce pouvoir est instauré afin d’éviter la guerre de tous contre tous, il a le monopole de la justice et de la violence légitime (pour employer un concept qui n’est pas de Hobbes mais de Weber)
« Cela va plus loin que le consensus ou la concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée [énoncé performatif !] par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si [ce n’est pas un fait, mais c’est ce qu’on suppose être dit pour rendre compte en droit d’une situation présente] chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait , la multitude ainsi unie en une seule et même personne est appelée une République [Commonwealth], en latin civitas ». Léviathan, deuxième partie « De la République », chapitre XVII « Des causes, de la génération et de la définition de la république« , ed. Dalloz, p.177
Dans la république de Hobbes, chacun autorise les actions de la personne qui le représente, c’est-à-dire qu’il accepte d’en être l’auteur (juridique, ou moral), sans pour autant être celui qui formule précisément ces actions et décisions. La multitude crée ainsi une seule personne qui a plusieurs auteurs, mais qui est une parce qu’il n’y a qu’une seule personne qui représente tous ces auteurs2. On peut ainsi considérer que chaque élection crée une personne. Et si la France semble s’incarner dans le président de la république ou dans l’Assemblée nationale, la circonscription électorale apparaît en même temps que son député, dont elle endosse la paroles future, sans qu’elle la lui prescrive en détails.
L’énoncé performatif qu’est le vote pour un candidat (ou un membre d’une assemblée) produit donc une personne plutôt qu’un état de fait, non pas une sentence mais une personne capable d’en donner. Le vote pour un candidat ou une liste est ainsi un énoncé performatif qui produit une source d’énoncés performatifs, dont vous assumez les futurs décisions (tant qu’ils ne vont pas contre vos intérêts élémentaires). En considérant les choses ainsi, dans notre république, le vote, « l’énoncé performatif citoyen », ne réalise pas un état de fait, mais un sujet capable de déclarer des états de faits. Ce sujet autonome, la personne politique (l’homme ou l’assemblée), peut (s’il ruse) s’opposer aux énoncés performatifs proprement politiques, c’est-à-dire aux votes qui prétendent produire (ou empêcher la production) de nouveaux états de faits, c’est-à-dire aux référendums (voyez le Congrès voter un Traité de Lisbonne ).
Le vote pour un candidat peut dès lors apparaître comme un énoncé contre-performatif3.
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[1] Avec les Américains il faut toujours veiller à mettre la première lettre de leur second prénom, surtout depuis le président W. ! Pour mémoire Austin était anglais.
[2] La personne qui se forme avec la république peut être un individu comme une assemblée. Si Hobbes les confond, il ne faut pourtant pas lui en vouloir : pour lui le libre arbitre n’existe pas. Ainsi la volonté est le résultat d’une délibération, au cours de laquelle, dans un individu, sont ajoutés et retranchés les désirs pour ou contre un acte. « Dans la délibération, le dernier appétit ou la dernière aversion, qui se trouve en contact immédiat avec l’action ou son omission, est ce qu’on appelle la volonté : c’est l’acte (non la faculté) de vouloir« , Léviathan, chapitre VI, p.56. Chez l’homme la délibération peut passer par les mots et pas seulement par les désirs. Dès lors une assemblée ne fait qu’en gros ce qu’un homme fait en petit. Tant qu’elle tient dans un hémicycle !
[3] Aveu : oui, au départ je voulais dire quelque chose de plus intéressant ; oui je dis avec des termes un peu pompeux des choses que l’on sait déjà. M’enfin, un jour j’m’en servirai pour dire autre chose, sur des sujets polémiques, comme le vote des étrangers. En attendant je peux vous proposer cette bonne lecture qu’est La Grève des électeurs (article d’Octave Mirbeau)
[amtap book:isbn=2247037623]
[amtap book:isbn=2020125692]
14 février 2012 à 12:42 Jacques Bolo[Citer] [Répondre]
Le propre du livre d’Austin est d’avoir enclenché la machine à glose, qui fonctionne quand on ne comprend pas un terme nouveau et qu’on le met à toutes les sauces.
Austin a très bien défini un type d’énoncé. Mais le pb est qu’on l’a simplement compris comme la preuve que la parole est créatrice. Et tout le monde s’est pris pour Dieu. Il faut dire que c’est aussi simplement une énième déclinaison de la résistance idéaliste au positivisme, depuis le XIXe siècle.
Dans cet article, la question traitée est celle de la délégation (et du souverain, éventuellement absolu, comme paradoxe). Ce qui n’a (évidemment) rien à voir avec les énoncés performatifs!