Il y a une esthétique chez Karl Popper. Elle est disséminée à de nombreux endroits, et il me semble que ses deux seuls grands développements se trouvent dans La quête inachevée et dans une conférence titrée « La création par l’autocritique dans les sciences et les arts » contenue dans À la recherche d’un monde meilleur. Peut-être aussi dans La télévision : un danger pour la démocratie. Surtout, on en trouve une application chez Ernst Gombrich, bien que ce dernier se soit surtout inspiré de sa philosophie générale plutôt que de l’esthétique « spéciale » que Popper a développé. Car c’est surtout au sujet de la musique que portent les idées de Popper − enfant, il voulait devenir musicien.

La quête inachevée

Trois problèmes intéressent Popper : 1) la relation entre pensée dogmatique et pensée critique au sujet de la musique, et la signification des dogmes et des traditions pour ce qui est de la création ; 2) la distinction entre la musique (et plus généralement l’esthétique) « objective » et « subjective » ; 3) la critique des idées historicistes dans l’art. C’est dans les chapitres 11 à 14 de La quête inachevée que Popper développe ces points.

Naissance de la polyphonie

La polyphonie (contrepoint et harmonie occidentale) est, avec la science, une originalité occidentale. D’après Popper, cela tient à l’invention du contrepoint, décisive. Il se peut bien d’après lui qu’on l’ait découverte par erreur ; en revanche, son invention, qui consiste dans le fait qu’un musicien ait compris qu’il y avait une possibilité de faire quelque chose avec cette erreur, n’est pas fortuite. Et paradoxalement, ce n’est sans doute que grâce au contexte de la canonisation des mélodies grégoriennes, qui est donc un acte de dogmatisme (qui permit « une liberté sans chaos »), que ce fut possible : il y a donc comme une parenté entre la création scientifique et musicale, consistant dans l’emploi d’un dogme, d’une voie artificielle pour appréhender le monde. Malheureusement, mon incompétence en musique m’interdit de restituer davantage ce que dit Popper au sujet du contrepoint…

Musique objective et subjective : Bach contre Beethoven

Les rapports qu’entretiennent Bach et Beethoven à leur propre art sont très différents, et c’est davantage l’attitude de Bach qui peut faire figure d’exemple. Beethoven considérait en effet la musique comme un moyen d’expression personnelle. Pour cette raison, la musique de Bach peut être dite « objective » (terminologie également employée par Albert Schweitzer dans son étude sur Bach) et celle de Beethoven « subjective ».

La théorie expressionniste de l’art, en tant que l’art est le vecteur de l’expression de la personnalité ou des sentiments de l’artiste, est d’après Popper vide de sens. L’expression de ses états intérieurs est en effet le propre de l’homme, mais également celui de tous les animaux. Il faut dépasser ce seul registre. C’est l’artiste qui doit se mettre au service de son œuvre, et non pas l’inverse : elle ne doit pas être le véhicule de ce qu’est l’artiste ou de ce que ressent l’artiste. Bach s’oublie dans son œuvre et cherche à la servir, alors que Beethoven y exprime son individualité et ses humeurs. Et il s’agit là d’une autre question que de savoir si cette attitude de Bach était imposée par le fait qu’il devait servir Dieu et non lui-même : Beethoven, dans sa Messe en ré, sert également Dieu, mais par un détour par sa propre individualité. C’est aussi une autre question que de savoir si la musique de Bach porte moins d’émotions que celle de Beethoven : la musique de Bach procure des émotions parce que le projet était qu’elle devait en produire, et non pas parce que Bach était sous l’emprise d’une émotion au moment de la composition. Popper reconnaît cependant qu’il est assez injuste avec Beethoven : celui-ci n’a pas succombé entièrement à la mode du romantisme de son époque, et il se livrait corps et âme à son œuvre − voir à ce sujet l’autre texte de Popper qui nuance cet avis catégorique.

L’apprentissage de la musique passe pour Bach par l’étude d’exemples, par l’apprentissage d’une discipline grâce au travail. L’artiste travaille alors sur son œuvre avec pour intention de la perfectionner : il se consacre à son objet. Cela s’oppose à la théorie subjective de l’inspiration, que l’on trouve déjà dans l’Ion de Platon : 1) le poète livre pour Platon moins son propre travail qu’un message des dieux ; 2) l’artiste est à ce moment émotionnellement surexcité, ferveur qui se transmet au public ; 3) c’est l’oeuvre qui transmet ces émotions au public, elle n’est que médiation ; 4) l’oeuvre d’art créée par l’inspiration divine est supérieure à celle produite par le savoir-faire. Les points 1), 2) et 4) sont des éléments d’une théorie subjectiviste, et le point 3) contient les germes d’une théorie objectiviste que l’expressionnisme essayera d’éliminer. Popper remarque toutefois que pour Platon, le poète reste un trompeur lorsque ce dernier caractérise son art de cette manière, car il ne pourra que dénaturer le message des dieux : cette théorie platonicienne reste donc d’après Popper compatible avec celle énoncée dans La République ou Les Lois. Reste que la théorie expressionniste contient ces quatre thèses (en atténuant la troisième), si l’on fait abstraction de l’idée d’inspiration divine : elle est une théologie sans Dieu − l’artiste en prend la place.

Popper ne nie pas la dimension expressive dans l’art, mais la tient pour une banalité. Les émotions de l’artiste ne valent que comme critère a posteriori : si l’artiste est ému par sa propre œuvre, c’est sans doute que celle-ci est digne d’intérêt, si bien qu’un artiste est avant tout quelqu’un qui a un bon goût. Si l’oeuvre est conforme à son goût, il la publie ; sinon, il a rejette ou bien la retravaille − idée semblable à celle énoncée par Kant dans la Critique de la faculté de juger dans le paragraphe 48 intitulé « Du rapport du génie au goût ». Pour l’objectivisme, c’est ainsi l’oeuvre qui est responsable des émotions de l’artiste ; pour le subjectivisme, c’est l’inverse. Dans l’objectivisme, l’artiste se fixe des buts dans son œuvre et tâche de les atteindre ; il découvre, crée des problèmes et essaye de les résoudre le mieux possible.

Le progressisme en art : Popper contre Wagner

Il y a évidemment un progrès dans l’art, au sens où de nouveaux problèmes peuvent être découverts et appeler différentes solutions pour les résoudre qui ne se valent pas toutes : le contrepoint est en musique un tel exemple. Existe ainsi des progrès technologiques, et des progrès dans le savoir musical. Mais il peut même y avoir des régressions : certaines possibilités ouvertes peuvent supprimer les anciennes et faire stagner l’art.

Wagner avait introduit en art une théorie du progrès que Popper juge « historiciste ». Il est responsable de l’idée que le génie serait nécessairement méconnu, incompris tout en étant prétendument « esprit de son temps » et même « en avance sur son temps ». Cette idée est d’après Popper totalement fausse et ouvre l’art à des évaluations qui sont étrangères à ses valeurs. « L’artiste maudit » n’existe pas selon Popper : les grands peintres de la Renaissance, Bach, Mozart furent tous appréciés à leurs époques − la seule exception admise par Popper étant peut-être Schubert [1]. L’idée que l’art ne progresse que grâce à l’avant-garde a conduit à la formation de toute une ribambelle de chapelles ayant des apparences religieuses et possédant toutes leur appareil de propagande, « vendant » les œuvres à l’aide de tout un attirail marketing, alors que le jugement esthétique devrait en être indemne. Bach ou Schubert n’ont pas cherché à dépasser l’art de leur temps ; ils ont d’abord intégré l’art, et s’ils ont créé un style, ce n’est que fortuitement.

À la recherche d’un monde meilleur

Il y a des similitudes et différences entre le travail créateur du scientifique et celui de l’artiste : 1) poésie et science ont la même origine dans le mythe ; 2) il y a deux types de critiques, l’une est esthétique-littéraire et conduit du mythe à la poésie, l’autre est rationnelle et conduit du mythe à la science ; 3) il existe encore des traces de cette origine commune [2].

En science, il y a un progrès consistant dans l’approximation de la vérité. En art, il y en a un aussi en ce que des objectifs sont parfois posés (cf. plus haut). L’imitation de la nature en fut longtemps un pour la peinture et la sculpture, qui eut des répercussions sur la façon de traiter la perspective, l’ombre et la lumière. Or, tout artiste passe par une phase d’apprentissage, au cours de laquelle il fait ses « gammes » : il s’approprie le savoir-faire de la tradition. Et tous les artistes travaillent à progresser dans leur art. Mozart a longtemps travailler son « premier quintette à cordes en si bémol majeur », et ses plus grandes œuvres ne sont pas celles de sa jeunesse mais de ses dix dernières années. Les carnets de Beethoven montrent quant à eux un perpétuel souci de l’autocritique. Certains sont capables de produire quelque chose d’irréprochable du premier jet : ce fut le cas de Bertrand Russell qui ne corrigeait presque rien, tout comme Mozart ; Beethoven était plus brouillon.

Les artistes dans le cas de Beethoven se pose d’abord un problème qu’ils essaient de résoudre [3]. Les grands artistes ont toujours pensé en premier à l’oeuvre : « Art for art’s sake ». Ils créent face à des contraintes. Au moment de la création, il y a un continuel va-et-vient de rectification avec le plan initial. Cela se voit parfaitement dans le cas du portraitiste. Il y a une idée en rapport de laquelle le peintre compare ce qu’il produit, et il essaye de mettre sa création en adéquation avec celle-ci : il y a comparaison, ajustement. Mais l’idée préalable se modifie également, au point qu’au final, l’artiste peut ne plus reconnaître son œuvre. Pour comparer avec ce qu’il se passe en science : pour un théoricien, l’oeuvre, c’est l’hypothèse, et la fin poursuivie, c’est la vérité de laquelle il faut s’approcher.

La télévision : un danger pour la démocratie

Dans ce texte publié en 1993 un an avant sa mort, Popper apparaît comme assez réactionnaire. Dans le texte cité ci-dessus sur l’autocritique, Popper avouait n’avoir pas de télévision chez lui. Cela ne l’empêche pas de donner ici son avis sur la question. D’après lui, celle-ci habitue les enfants à la violence et les programmes sont ainsi pernicieux, diffusant des germes inquiétants dans les populations, qui pourraient bien finir par saper les démocraties. Habitués à la violence, la sensibilité des individus s’en trouve modifiée et il se peut qu’ils ne se révoltent plus face à celle-ci dans la vie réelle, ou pire, qu’ils la commettent eux-mêmes, inspirés par ce qu’ils auront vu à l’écran. Pour remédier à ce problème, Popper propose la création d’une autorité (sorte de CSA) qui distribuerait des licences aux sociétés de production de programmes télévisuels et les autorisant à créer ; si les productions sont jugées comme contrevenant à certains principes, la licence serait alors retirée : c’est une sorte de modération a posteriori. Cela permettra de donner un rôle éducateur à la télévision. Le principe de la civilisation consiste à réduire la violence, et cela passe par l’éducation. On devra produire des études sur la psychologie du téléspectateur afin de fournir des règles pour permettre de s’assurer que les programmes produits sont inoffensifs. La télévision possède un pouvoir, sorte de nouvelle « vox Dei » ; or, il ne peut pas y avoir dans une démocratie de pouvoir qui ne soit pas contrôlé − on touche ici aux limites du libéralisme de Popper [4].

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[1] On pourrait toutefois rétorquer à Popper que Poussin n’aimait pas Le Caravage, que les Impressionnistes furent envoyés au « Salon des Refusés », que André Breton a exclu à peu près tout le monde des surréalistes : il y a d’autres exceptions que le seul Schubert !
[2] Au point que l’on pourrait faire sur ce point également un rapprochement entre Popper et Bachelard.
[3] Cela nuance quelque peu l’opposition radicale entre Bach et Beethoven présentée dans La quête inachevée.
[4] Il est intéressant de voir que ce sont presque les mêmes arguments que Platon oppose aux poètes dans La République : de mal éduquer. Un jour où ‘il y aura du courage, il serait intéressant de regarder dans La société ouverte et ses ennemis si Popper commente ces passages de Platon sur les poètes mauvais éducateurs − je ne m’en souviens plus. De même, ces remarques de Popper rappelle certains des arguments levés par Rousseau à l’encontre du théâtre.