Le coq

La question « Qu’est-ce qui apparaît en premier, l’hypothèse (H) ou l’observation (O) ? » rappelle évidemment l’autre question fameuse « Qu’est-ce qui est apparu en premier, la poule (H) ou l’œuf (O) ? » Elles ont toutes deux une solution. La théorie du seau affirme que [tout comme une forme primitive d’œuf (O) – un organisme unicellulaire – précède la poule (H)] l’observation (O) précède toujours chaque hypothèse (H) ; car la théorie du seau considère que l’hypothèse prend naissance par généralisation, association ou classification, à partir d’observations. A l’inverse nous pouvons dire maintenant que l’hypothèse (ou l’attente, ou la théorie, peu importe le nom) précède l’observation, même s’il est vrai qu’une observation qui réfute une certaine hypothèse peut en stimuler une nouvelle (qui est, par conséquent, provisoirement ultime).

Karl Popper, La connaissance objective, Flammarion, p. 506. [1948]

La théorie du seau, c’est celle qui conçoit notre esprit comme un récipient qu’il faudrait d’abord remplir avec des perceptions avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit du monde ; en somme, un « empirisme naïf », « conception défendue par Bacon et, sous une forme plus radicale, par Kant [1] » : l’observation précède la théorie, et par généralisation, par induction, il pense pouvoir saisir le monde davantage. Plus il y a d’observations, plus le seau se remplit, plus il y a de connaissance(s).

Or, remarque Popper, l’observation elle-même, d’une certaine manière, présuppose la théorie. Même l’énoncé le plus basique tel que « Voici un verre d’eau » est chargé de théorie, ne serait-ce que celle du langage, de sa grammaire, de sa syntaxe, et surtout de ses noms qui sont des lois : tel chose peut être appelée un verre, telle autre non. De même, l’injonction : « Observez ! » ne conduit à rien si elle est suivie passivement : qu’observer ? tout ? rien ? L’observation suppose une démarche de l’esprit qui soit active : l’observateur doit construire un problème, choisir les faits qu’il doit observer, formuler des hypothèses, des théories, des attentes. Par la suite, les observations corroborent, ou au contraire infirment les théories émises préalablement, a priori ; on en reformule alors d’autres, que l’on espère meilleures. Là est le mécanisme de la théorie du projecteur : l’esprit se projette sur le monde avec ses attentes, et de conjectures en réfutations, il parvient à une connaissance accrue.

Tout ceci n’est pas seulement valable pour la science, production immatérielle qui appartient au Monde 3 des créations intellectuelles. C’est aussi valable pour les êtres vivants. Nous naissons tous avec des attentes, des a priori, des présupposés, des hypothèses, des théories ; nous les confrontons à l’expérience, à l’observation ; nous nous trompons et nous en formulons des meilleures. Même un organisme aussi rudimentaire que l’amibe nait avec de telles attentes : par exemple, qu’il est bon pour elle d’aller vers le soleil. Cependant, si les théories de l’amibe se trouvent être faussent, elle meurt, de la même manière que tout animal se trompant met sa vie en péril : là est la source du mécanisme darwinien de la sélection naturelle : les organismes possédant de meilleures théories que les autres survivent lorsque ces derniers périssent. C’est pourquoi il existe un progrès relatif dans l’adaptation au monde, dans sa connaissance, depuis l’amibe. L’homme en revanche est arrivé au stade où il est parvenu à dématérialiser les théories qu’il forme grâce aux instruments de la science : ce ne sont plus les hommes qui meurent lorsqu’une hypothèse est fausse (quoique), mais simplement leurs théories.

Sur le plan ontogénétique (c’est-à-dire du point de vue du développement de l’organisme individuel), on remonte ainsi jusqu’à l’état des attentes d’un enfant nouveau-né ; sur le plan phylogénétique, (du point de vue de l’évolution de l’espèce, du phylum), on remonte jusqu’à l’état des attentes des organismes unicellulaires. (Il n’y a aucun risque d’une régression vicieuse à l’infini – pour une raison au moins : tout organisme naît avec un certain horizon d’attentes.) De l’amibe à Einstein, il n’y a, pour ainsi dire, qu’un pas.

Ibid., p. 507.

Ce que le génie viennois nous apprend, c’est la solution de cette énigme légendaire. Au départ, l’œuf ? la poule ? Au départ, non pas une observation, mais une hypothèse ; l’observation étant à l’œuf ce que la poule est à l’hypothèse, on peut en déduire, par analogie, que la poule était là bien avant l’œuf. Une hypothèse bien audacieuse de ce crâne d’œuf de Popper dont on ne peut pas dire qu’il était une poule mouillée.

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[1] Ibid. p. 500.

[amtap book:isbn=2080814052]