Où l’on découvre (avec impudeur) l’origine de l’autorité
Ma chère petite,
Michel Serres t’appelle Petite Poucette, et qui t’a connu t’a déjà appelé « Roger », mais une fois, pour rigoler. « Roger de Beauvoir », pourquoi pas ? Hier j’ai eu ton père au téléphone, il a dit des bêtises, et souriait jusqu’aux oreilles. Tu verras, ça lui arrive souvent. Mais là c’était beaucoup. Espérons que cela continue.
Je lui ai demandé : alors, te sens-tu responsable du monde ? Il m’a dit que oui, et je crois que c’était vrai. Ah les petits… je vous ai toujours trouvés mignons, mais il y a quelques temps je vous en voulais un peu : votre advenue est bien le signe de ma fin : le signe le plus extérieur, et donc le plus objectif ; mais le signe le plus indépendant, et donc le plus beau. Vous êtes des beautés libres, les étoiles dans lesquelles nous nous perdons. Un jour vous serez des adultes comme nous le devenons : par accident, mais sérieusement. Et je vous souhaiterai de futures étoiles.
L’autre jour j’ai vécu dans un monde sans vous, à l’occasion d’un enterrement. Seul mon frère était plus jeune : autant vous le dire, il n’y avait que des vieillards. Jamais Hannah Arendt ne m’a parue plus essentielle : les enfants sont la seule nouveauté dans l’histoire du monde, la seule bonne nouvelle miraculeusement renouvelée. J’aurais rajouté, en hommage à la grande dame, qu’ils sont l’origine de l’autorité. Les paresseux recherchent la prescription, les ambitieux la puissance, et les adultes s’obligent à l’autorité. C’est vous dire les seconds rôles : on ne devient grand que pour s’occuper des petits, et encore… on sait qu’on n’est pas bien grand. Heureusement nous sommes de grands enfants, grâce à vous. C’est dans les pays bien froids que les adultes insultent le Père Noël – et encore ce ne sont pas des adultes, mais des bavards, car les adultes sont d’anciens enfants, petits enfants en eux qui s’émerveillent des petits enfants autour. Les bavards, eux, sont des cons. (Mais toi, ne dis pas de gros mots, c’est un truc de bavard).
Je suis navré de m’adresser à toi, et de ne pas parler de toi. Mais ça t’apprend la modestie, et je m’adresse surtout à ton père. Je lui ai dit, et j’en ris d’avance : il va changer, jusque dans sa philosophie. Il va découvrir que l’altruisme n’est pas un égoïsme ouvert (expérience qui échappe à bien des intelligences) ; et j’ai peur : peut-être deviendra-t-il chrétien, voire socialiste… ou pire : un philosophe phénoménologue. Mais tout cela n’a guère d’importance, car tout cela ne compte pas. L’être qui est là, voilà la profession de foi.
A bientôt ma petite,
Luccio
24 décembre 2015 à 15:40 leo[Citer] [Répondre]
Ben moi je trouve ça très vrai d’abord; puis très joliment dit ensuite.