Lénine au travail (eh oui)

Je me plais à imaginer le plagiaire en train d’écrire. Recroquevillé sur lui-même, un livre sur ses genoux, ou sur son bureau, calé sur les bonnes pages par un tiroir de bureau ou un clavier d’ordinateur. Voilà notre homme qui ne cesse de faire des aller-retour entre ce qu’il lit et ce qu’il écrit, telle une taupe. Quand il écrit, ce livre fait partie de lui, comme un recueil d’idées au coin de sa tête ; il y pioche à l’envi.

A l’inverse, j’imagine celui qui cite ses sources cesser de se recroqueviller. Lui aussi a dû recopier, telle une taupe ; mais je le vois facilement remettre le livre dans la bibliothèque, ou se lever pour aller le chercher. Il peut aussi le laisser sur son bureau, s’accumuler. Le livre ne fait pas partie de lui-même, mais il fait clairement partie de son travail, de son matériau, de ce tas d’objets qu’il accumule tant qu’il les utilise. Bref, sur son bureau, c’est le fatras [1].

Les livres de l’honnête homme qui s’essaye à l’écriture sont le matériau de sa recherche, qui une fois finie (devenue un texte) deviendra elle-même un matériau.
Nos textes expriment nos idées, mais ne s’y réduisent pas ; ils peuvent être meilleurs que ces dernières, ou moins bons, plus précis, trop circonstanciés, etc. Bergson rappelle que l’intuition échappe à notre façon toute conceptuelle et verbale de l’exprimer. Il y a un décalage. C’est pourquoi on peut être étonné par ce qu’on vient d’écrire ; être très satisfait ou très inquiet. Mais il faut bien avancer.
Ce décalage entre les idées et les textes qui les expriment se redouble d’un décalage entre l’individu et ses idées. Ces dernières peuvent changer [2]. Ainsi, un texte écrit par nos soins mais il y a un moment déjà peut nous étonner, par ce qu’il dit et par sa façon de le dire. Et à l’occasion s’accompagner d’une certaine joie. Car ne pas avoir changé d’avis, ça étonne et c’est agréable. On se sent plus jeune, et jeune on était déjà auguste !

Bref, nos textes, c’est nous et c’est pas nous. Ce qui permet de recommencer, de multiplier sa vie, etc. D’ailleurs c’est un peu l’esprit des blogs, proposer des idées et des formulations. Quand on est anonyme c’est pratique, car ce n’est qu’ensuite qu’on les reprend ou non à son compte, en personne et dans la sphère publique [3].

Kant jeune (y paraît)

Et les textes des autres ? Et bien il peuvent être presque nos textes : des idées proches, des avis intéressants, des vies à fantasmer, etc. On peut les intégrer à soi, à ce soi qu’on construit et qu’on sait la sommes de diverses expériences, cette connaissance de soi et de ses idées que l’on connaît aussi grâce aux traces écrites (son soi « médiatisé par ses expressions » suis-je tenté d’écrire pour faire savant). Mais parce qu‘on est heureux de partager le monde et nos idées avec les autres, on rend à César ce qui est à César quitte à paraître moins Auguste (oh oh !).
Comme le disait très bien un des mes professeurs, homme scrupuleux et intéressant à écouter : penser par soi-même, ce n’est pas penser seul.

A l’inverse, rappelons-nous que le plagiaire a écrit son texte lui-même, avec ses mains. Lui-même, avec tout son effort. Et les idées de l’ouvrage non-cité, et bien finalement ce sont les siennes. Car au fond qui les connaît ? Pas les autres. Sans lui elles n’existent pas. Ce sont ses mots qui les formulent et les rendent publiques. Ce sont ses pensées, issues de ce coin de cette extension de son esprit qu’est sa bibliothèque. Recroquevillé sur son livre, c’est bien lui qui écrit son texte, recroquevillé sur son bureau. Il le sait et s’en persuade. C’est rigolo.

Certes, il y a maintenant Internet, et le plagiaire est peut-être moins romantique. Mais Internet et l’ordinateur ne sont-ils pas une extension de l’esprit du chercheur, et le copier-coller un nouveau mode de surgissement du souvenir ?
Le plagiaire, être égocentrique, est convaincu de penser seul. Lui seul est au niveau. Peut-être se sent-il aussi seul et acculé par les autres. Peut-être oublie-t-il la richesse de notre expérience, que même seuls notre passé nous accompagne. Ainsi doit-il oublier ses livres passés, ou les considérer comme des objets présents, parfaitement identiques à lui-même, comme des émanations exactes de son Moi, sorte de coquille sans histoire.

Le plagiaire croit penser seul quand il ne pense pas par lui-même. Et, telle la copie d’un élève paresseux, le style de ses textes suit celui de ses emprunts [4]. Je l’imagine si seul (et si mythomane) que je lui imagine difficilement un nègre [5]. Ainsi recroquevillé sur lui-même, il doit être bien malheureux. Il faut alors lui rappeler que si on le dénonce, ou s’il risque d’être dénoncé, c’est qu’au fond il n’est pas seul, et qu‘il devrait profiter de ses pairs (auteurs, lecteurs et hommes) au lieu de les redouter. Il est d’autres êtres de chair et d’os qui partagent ses questions, et parfois ses réponses.
Ami plagiaire, arrête un peu, nous t’avons déjà pardonné. Ami plagiaire, tu n’es plus seul.
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[1] Oserais-je avouer que c’est aussi à moi que je pense ?
[2] Sauf l’Idée, la grande intuition, si l’on en croit Bergson, ou du moins le souvenir que j’en ai.
[3] C’est en m’inspirant des propos de Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne que j’imagine qu’on n’apparaît vraiment en personne que dans l’espace public. Dans son cabinet de travail, on est dans le privé, on a le droit de penser ce qu’on veut. Signer un article de son nom fait entrer dans l’espace public, mais utiliser un pseudo est différent. Le rapport avec le public sous pseudo est particulier, ni totalement public, ni totalement privé. Il ressemble au rapport qu’on peut entretenir avec soi-même (dans la petite république intérieure qu’est son Moi) avant de s’exprimer en public.
[4] Il suffit d’avoir passé un peu de temps sur un site spécialité pour s’en rendre compte.
[5] Cher lecteur, à toi d’imaginer l’actualité récente à l’origine de cette phrase. Un indice se dissimule dans la note 4.