Que le football se joue avec les pieds
Pourquoi le football est-il le sport le plus populaire de la planète ? Parce qu’il se joue avec les pieds, mieux : parce qu’il requiert une certaine dextérité des pieds, une pexdérité [1]. Or travailler cette dernière plaît aux jeunes enfants, qui prennent plaisir à voir s’épanouir toutes leurs qualités naturelles. Jean-Jacques Lui-Même n’eut pas craint d’ajouter les jeux de ballons aux loisirs d’Emile. En tout cas il eut compris leurs succès dans les cours d’école du monde.
« Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. »
Rousseau, Emile, ou de l’éducation, livre II
Mais que penser de qui continue les jeux de ballon à l’âge adulte, et notamment le football ? Tout le bien du monde. Du moins tout le bien qu’on peut accorder aux activités physiques, ou plutôt au sport et à son amour des règles et de la compétition. Remarquons cependant que — gardiens mis à part — le football ne fait pas que valoriser les pieds, il défend l’usage des mains.
Les mains, l’organe de l’homme le plus lié à l’esprit, du moins traditionnellement, du moins selon Aristote.
« … c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains.
En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable d’utiliser le plus grand nombre d’outils [organon, qui a aussi donné « organe »] : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil le plus utile, la main. »
Aristote, Les Parties des animaux, §10
Si l’on peut sans doute faire des merveilles de ses pieds lorsqu’on naît sans main, que penser de celui qui privilégie ses pieds alors qu’il a des mains ? Et bien c’est un homme complet, de football et d’écriture, de loisir et de culture. Mais que penser d’un sport qui se passe des mains ? Peut-être sera-t-il susceptible d’accueillir des imbéciles qui feront d’excellent sportifs.
Ainsi se plaît-on à évoquer le sportif à l’état de bête, enfermé dans un bonheur toujours au présent. Celui-ci est capable de faire une bourde, de s’excuser comme si de rien, puis de continuer sereinement comme avant, voire mieux qu’avant. On tient là l’homme aux attitudes bovines qu’au fond nous voudrions tous être.
« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.
(…)
C’est pourquoi il est ému, comme s’il se souvenait du paradis perdu, lorsqu’il voit le troupeau au pâturage, ou aussi, tout près de lui, dans un commerce familier, l’enfant qui n’a encore rien à renier du passé et qui, entre les enclos d’hier et ceux de demain, se livre à ses jeux dans un bienheureux aveuglement.»Nietzsche, Seconde considération intempestive, §1 (trad. H. Albert ?)
Certains footballeurs possèdent ainsi l’extraordinaire capacité de rester de grands enfants. Et peut-être les pongistes sont-ils des esprits torturés.
Mais allons plus loin. Le footballeur n’est pas qu’un mercenaire exerçant son apostolat non seulement par-delà le bien et le mal, mais surtout d’une club à l’autre. C’est un danseur. Loin des pisse-froid accusant les élucubrations d’un corps soumis à des règles aléatoires, d’un être soumis à un système servile, ou d’un imbécile, loin des critiques indignées, le footeux danse. Il révèle à tous sa nature et son caractère. Les autres assistent au ballet infra-conceptuel. Le football peut ainsi révéler la vérité d’un homme, au-delà de nos catégories habituelles d’intelligence, de beauté ou de sapes de qualité ; par-delà ce qui est utile ou inutile. Inutile par essence, le footballeur a bien sa grandeur et sa beauté, sa pexdérité. Inutile aux yeux des bruts, le football offre l’épanouissement à certains que vous qualifieriez trop facilement d’inadaptés.
Bref, le football est un sport qui se joue avec les pieds.
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[1] Un habile est alors un qui n’a pas « deux pieds gauches », même s’il est de célèbres gauchers pextères.
21 juin 2014 à 10:00 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Je pinaille, mais sur dextérité/pexdérité, me semble que le mot-valise eut pu être mieux formé. L’étymologie se rattache à dextre (droite) et senestre (gauche). Ambidextre, être dextre des deux mains, avoir deux mains droites. Ambisenestre serait posséder deux mains gauches. Je propose ainsi podextérité pour celui adroit du pied droit, et podsenestrité pour celui qui tire du pied gauche adroitement. Ambipodextre serait celui capable de jouer aussi bien d’un pied que de l’autre. Ambipodsenestre (pas beau comme mot, mais bon…), celui qui posséderait, hélas, deux pieds gauches. Hélas, car, il faut le remarquer, la gauche-senestre est aussi étymologiquement à la naissance du sinistre. On remarque alors que certains gardiens sont à la fois ambidextres et ambipodextres.