Quenelles sauce poppéro-rawlsienne : faut-il tolérer l’intolérable ?
Voilà plusieurs semaines que la France se pose l’importante question d’accepter ou pas les quenelles dans son régime alimentaire. À Morbleu !, en bons Lyonnais, on ne pouvait rester sans réagir face à ces discussions qui placent au centre du débat un élément fondateur de notre civilisation, certes régionale, mais qui prétend toutefois, comme toutes les cultures, à l’universalisme.
À ce sujet, les choses les plus justes me paraissent avoir été écrites par Harold Bernat sur « Critique, et critique de la critique ». L’auteur, qui admit dernièrement avoir succombé fut un temps à une certaine soralomanie en matière de séduction, montre bien en quoi Dieudonné répond à une certaine forme de cynisme pervers, qui joue de la transgression autant qu’on lui pose des interdits.
Qu’y avait-il alors à ajouter au brouhaha ambiant ? Rien, si ce ne sont quelques petites choses un poil théoriques sur la liberté d’expression et la tolérance.
La tolérance, pour la définir en quelques mots, consiste à accepter ce que l’on désapprouve. Fille des guerres de religion ayant opposé protestants et catholiques, la tolérance est comme une résignation : je ne parviendrai pas à faire changer l’autre d’avis, encore moins à le convertir, ni à le faire se ranger à mon camp, ou à le faire agir comme je le souhaite. « Cesser de combattre ce que l’on ne peut changer », écrivait John Locke, et accepter l’autre tel qu’il est. Laissons-le penser, dire, faire, vivre à sa manière ; ne le tourmentons pas, ne le violentons pas, ne le tuons pas. Ainsi que l’écrivait Voltaire dans le Dictionnaire philosophique à l’entrée « Tolérance » : « nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. »
De cette charmante idée de tolérance découlent certaines choses assez remarquables, comme la liberté d’expression d’une part, et la démocratie moderne d’autre part. Nos sociétés se fondent en effet sur l’acceptation des différences, depuis l’opinion la plus intérieure psalmodiée silencieusement au plus profond de sa conscience, jusqu’à l’exhibition la plus exposée et obscène de modes de vie échappant aux normes de la convenance sociale. Mais faut-il déduire de ceci qu’il faut alors tout accepter, même l’intolérable ? Faut-il laisser la parole aux ennemis de la tolérance ?
Dans La société ouverte et ses ennemis, Karl Popper remarquait que cette question, « faut-il tolérer l’intolérable ? », a toutes les allures d’un paradoxe − en ceci, sa longue étude de la logique et du Tractatus de Wittgenstein n’avait pas été en vain.
En effet, deux cas de figure :
- Je suis tolérant, et décide de ne pas tolérer les intolérants. Dans ce cas-là, manifestement, je suis intolérant, ce qui détruit directement le concept de tolérance.
- Je suis tolérant, et décide de tolérer les intolérants. Dans ce cas-là, manifestement, je laisse faire les intolérants, ce qui détruit indirectement le concept de tolérance.
Quoi que l’on fasse, la présence d’intolérants dans une maison de tolérance semble donc la faire s’écrouler, ou tout du moins vaciller. Popper en déduit alors que, à choisir, plutôt qu’une tolérance illimitée impraticable, il vaut mieux une tolérance limitée viable, quitte à botter les fesses aux ennemis de celle-ci. En somme, il découle du concept de tolérance lui-même que celui-ci a besoin de limites pour pouvoir fonctionner.
La question est alors de déterminer quand est-il légitime de botter les fesses aux intolérants. Problème difficile. Nous avons en effet tous en nous un certains degré d’intolérance, et que celui qui ne l’a jamais été jette la première pierre sur Jésus. S’il fallait être strictement intolérant avec l’intolérance, nous finirions tous exclus, à commencer par les grands chevaliers blancs de la tolérance qui sont, comme on l’a vu, un poil intolérant quand même. Comment, donc, déterminer le degré intolérable de l’intolérable ?
Dans la Théorie de la justice, livre injustement ignoré, John Rawls distinguait trois importantes questions concernant ce problème :
- Les intolérants peuvent-ils se plaindre de ne pas être tolérés ? À l’évidence, selon Rawls, non, puisqu’en vertu de simples règles de réciprocité du droit et d’égalité de traitement, les cas semblables doivent être traités de façon semblable. Qui prône l’intolérance à l’égard d’un individu ou d’une population ne peut s’étonner ensuite que l’on en fasse de même à son sujet, puisqu’il s’agirait simplement là d’obéir aux mêmes principes que ceux qu’il souhaite voir promulgués.
- Les tolérants ont-ils le droit de ne pas tolérer les intolérants ? Il n’y donc a pas de pincettes à prendre lorsque quelqu’un est reconnu comme intolérant. Quand bien même il souffrirait de moults chagrins, il ne pourrait prétendre à consolation. Les tolérants sont en effet tout à fait fondés d’exclure l’intolérant lorsque, selon John Rawls, son existence devient une menace pour les tolérants, ainsi que l’on pouvait déjà le déduire depuis le « paradoxe de la tolérance » de Popper.
- Les tolérants ayant ce droit, dans quels cas en user ? C’est ici que l’on butte sur une nouvelle difficulté. Tant que la liberté, la société, la démocratie, la justice ne sont pas en danger, c’est un devoir de préserver une tolérance intacte, sans limites, et de laisser de la place même aux intolérants. « Quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger », en revanche, no pasarán, et écrasons l’infâme.
La balle est donc dans le camp des tolérants. Ce sont eux, et personne d’autre, qui possèdent la pleine liberté d’exclure, ou pas, un individu de leur communauté, en ayant recours aux organes de décision usuels : inutile d’écouter les plates jérémiades du coupable qui feint de n’être qu’accusé. Le peuple des tolérants est souverain, et ses représentants possèdent le pouvoir légitime de faire taire celui qu’ils jugent menaçant pour la société.
La question de droit étant tranchée, reste alors à déterminer la question de fait. Les quenelles sont-elles vraiment à ce point indigestes pour que les tolérants les recrachent ? Il nous faudra pour cela les accommoder à la sauce sado-freudienne pour un prochain repas, qui déjà mijote dans nos marmites.
20 janvier 2014 à 18:17 Goldodo[Citer] [Répondre]
Bah… Sionistes !