Qui a le pouvoir ?
On entend souvent dire que les hommes sont avides de pouvoir. C’est bien connu, tout le monde cherche à avoir le pouvoir pour l’une ou l’autre raison, de sorte qu’on est en droit de se demander si ce n’est pas plus une « volonté de pouvoir » qu’une « volonté de puissance » qui guide l’individu. Le gangster Tony Montana, héros des cités du monde entier et accessoirement du film Scarface de Brian de Palma disait volontiers que « quand tu as l’argent, tu as le pouvoir, et quand tu as le pouvoir, tu as les femmes (sic) ». Argent et sexe, le pouvoir au milieu : cela est prometteur et semble expliquer à première vue pourquoi les hommes le recherchent. Mais qu’est-ce donc que le pouvoir pour être l’objet de tant de convoitises? Il est certain, si l’on en juge par ce que l’on entend à son sujet, que le pouvoir semble désigner quelque chose de concret, que le pouvoir soit une clef capable d’ouvrir mille et une portes.
Comment le pouvoir a-t-il le pouvoir de promettre tout cela? Il est à remarquer que le propre du pouvoir est justement de pouvoir. Or, pouvoir a plusieurs sens, et l’on peut affirmer sans souffrir de contradictions que l’on a le pouvoir de tuer quelqu’un mais que l’on en a pas le pouvoir. En effet, si j’ai le pouvoir de tuer parce que j’en suis capable, il n’en reste pas moins que je n’en ai pas le pouvoir car je n’en ai pas le droit. Paradoxe : comment peut-on à la fois avoir le pouvoir et ne pas l’avoir? Si le pouvoir est une chose aussi concrète que l’on veut bien nous faire croire, comment est-il possible d’affirmer cela? En effet, soit on a quelque chose, soit on ne l’a pas.
Ainsi, est-on en droit de s’interroger avant de savoir « qui a le pouvoir », sur l’essence du pouvoir. Car quelle peut bien être cette chose que l’on peut à la fois avoir et ne pas avoir? Quelle est sa genèse comment apparaît-elle et comment celui qui prétend l’avoir agit-il avec? Ce n’est qu’une fois fixés sur ces points que l’on pourra se poser la question de savoir qui a le pouvoir. Mais cette même question de « qui a le pouvoir » est-elle seulement légitime? En effet, peut-on vraiment dire que le pouvoir puisse appartenir à quelqu’un, ou bien est-ce totalement fallacieux de dire qu’un tel a le pouvoir? Et dans ce cas, que vise-t-on, ou plutôt qui vise-t-on lorsqu’on demande qui a le pouvoir?
I – 1) Par pouvoir, on peut entendre plusieurs choses. Tout d’abord, soit j’utilise pouvoir sous la forme d’un verbe, soit comme un substantif. Et dans ces deux utilisations, le pouvoir peut signifier plusieurs choses. Tout d’abord, le pouvoir implique une notion de capacité. Lorsque j’ai le pouvoir de faire quelque chose, c’est en premier lieu parce que j’en suis capable. Je suis capable de marcher, donc j’ai le pouvoir de marcher. Cette capacité m’est attribuée par la nature : c’est la nature qui fait que je puis marcher ou non. De même, le sorcier a-t-il des pouvoirs magiques : la nature, pour l’une ou l’autre raison, l’aura rendu capable d’autres choses que le commun. Ainsi, le pouvoir sous-entend une idée de capacité, et cette capacité est une attribution que nous donne la nature : la nature, en quelque sorte, nous autorise en nous rendant capable de faire certaines choses. Le pouvoir en tant que capacité se ramène donc à une autorisation que nous donne la nature. La nature a autorisé l’homme à réfléchir, mais n’a pas autoriser les animaux à en faire autant, du moins dans l’état actuel de nos connaissances.
Mais une fois autorisé par la nature à pouvoir user d’une faculté, il reste à obtenir une autre autorisation, et c’est le deuxième sens sous lequel on peut entendre le pouvoir : c’est-à-dire dans le sens d’avoir le droit de faire quelque chose. Ainsi, la nature autorise bon nombre d’hommes à tuer ou à réaliser d’autres méfaits tout simplement en les rendant capables de faire cela. De par le simple usage de son corps, sans autres instruments, un homme est capable d’en tuer un autre, il a le pouvoir de tuer. Cependant, il est probable que la loi de son Etat, ou que même sa religion ou sa morale, ne lui en donne pas le droit. Ainsi, Moïse relaie Dieu pour dire « Tu ne tueras point ». Dieu ne donne donc pas le pouvoir aux hommes de tuer, bien qu’ils en aient le pouvoir sous un autre sens, celui de la capacité. Du point de vue du possible, j’ai le pouvoir de tuer car j’en suis capable, mais du point de vue de la réalisation de ce possible, je n’en ai pas le pouvoir, car je n’en ai pas le droit. Or, pour que j’ai réellement le pouvoir, il me faut en être capable et en avoir le droit. Je suis donc soumis à deux autorisations : la première que la nature m’y autorise, la deuxième que le droit m’y autorise. Que j’ai l’une ou bien l’autre des autorisations ne suffit pas : nous venons de voir le cas du meurtre où on a généralement la première mais pas la deuxième. Mais il est des cas où l’on peut avoir le droit de faire quelque chose sans en être capable. Raisonnons par l’absurde : il est rare qu’une législation d’un pays, qu’une morale, ou qu’une religion interdise par exemple le simple fait de courir ou de marcher. On a généralement le droit de marcher, donc le pouvoir de le faire. Or, un paraplégique ne pourra pas accomplir ce droit, car il n’en est pas capable : il n’aura pas le pouvoir de marcher bien qu’en ayant le droit, la nature lui en ayant refusé l’autorisation, c’est-à-dire que sa volonté de se mouvoir se trouvera bornée par des contraintes naturelles infranchissables.
On voit donc que dans ces deux sens, le pouvoir est soumis à la fois à une autorisation de la nature (ou autorisation naturelle) pour la capacité; et à la fois à une autorisation plus formelle donnée par la loi, qu’elle soit morale, religieuse ou légale, pour le droit de faire ce à quoi la nature me prédispose. Dans les deux cas, cela se ramène à une autorisation. Quelqu’un, ou quelque chose, doit donner son autorisation pour que pouvoir il y ait. Or, ce qui autorise, ce n’est rien d’autre que l’autorité. L’autorité est celle qui autorise, qui a le pouvoir d’autoriser. On voit donc que pouvoir et autorité sont tous deux en étroite relation. Et c’est d’ailleurs le troisième sens de pouvoir : lorsque l’on parle du pouvoir dans un sens politique, on parle de l’autorité, de l’Etat. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Montesquieu a montré qu’il y a dans chaque Etat trois pouvoirs. Ainsi, tout pouvoir est nécessairement soumis à une autorité, ou plutôt des autorités, qui décident de sa possibilité naturelle et de sa possibilité légale.
I – 2) Nous avons donc montré que c’est l’autorité qui fait le pouvoir. Sans l’autorisation de cette autorité, le pouvoir n’est rien et il reste au mieux une possibilité ou une virtualité. Que je sois capable de faire telle ou telle chose, ou bien que j’en ai le droit, cela ne m’en donne pas le pouvoir : il faut que j’en sois capable et que j’en ai le droit. Mais une distinction mérite d’être apportée entre ces deux types d’autorisations. La première est nécessairement reconnue par tout le monde, elle est implicite : le fait que je sois incapable de voler comme un oiseau ou de nager comme un poisson est un fait, la nature ne m’a pas doté d’ailes ou de branchies. La deuxième autorisation est plus sujette à polémiques, en fonction de qui va la donner. Loi, morale, religion cela relève de la contingence et de l’accidentel. C’est pourquoi on peut objecter qu’un tueur n’a pas le droit de tuer, mais que pourtant, il tue. En effet, parce que le tueur ne reconnaît justement pas l’autorité qui lui interdit de tuer, il ne reconnaît pas la morale qui lui interdirait de le faire. Il est sa propre autorité, et c’est lui qui se donne le droit de tuer à lui même. C’est un nihiliste : le nihiliste refuse de reconnaître pour légitime toute contrainte s’exerçant de l’extérieur sur lui-même, c’est-à-dire toute autorité, à par lui même. De ce fait, son pouvoir n’est reconnu que de lui-même puisqu’il est rare que l’autorisation que le meurtrier croit juger bon de se donner soit aussi reconnue par sa victime. D’où le fait que le pouvoir n’a qu’un caractère artificiel : si la capacité est donnée naturellement, le droit d’utiliser cette capacité est donné de manière artificielle, par une sorte de convention.
L’exercice du pouvoir nécessite un sujet et un objet. Le sujet va avoir un pouvoir, et il va l’utiliser sur un objet. Or, nous avons vu que le pouvoir a un caractère artificiel, puisque dépendant d’une autorisation donnée pour qu’il puisse se réclamer comme pouvoir plutôt qu’autre chose. Dans le rapport sujet-objet, il en est de même : c’est seulement parce que l’objet va reconnaître le fait que le sujet a du pouvoir que ce dernier va en avoir. Eclaircissons ce point. Imaginons que demain, je me fasse enlever par des extraterrestres, qu’ils me ligotent et qu’ils m’emmènent dans un lieu où je ne souhaitais pas aller, contre ma volonté. Je suis alors soumis à leur puissance, et non à leur pouvoir car à aucun moment je n’ai montré que j’étais d’accord. Maintenant, imaginons que l’extraterrestre me demande de faire quelque chose pour lui. Je suis libre d’accepter ou de refuser de faire cette chose. Si j’accepte, je reconnais alors qu’il a un pouvoir sur moi. Que cette acceptation naisse de la peur ou d’autre chose, peu importe : pour faire naître le pouvoir chez l’extraterrestre, il suffit que je lui montre par des signes suffisants et reconnus par tous deux que je décide de me soumettre à sa volonté. Sans cela, si je refuse de faire ce qu’il veut que je fasse, il n’a aucun pouvoir sur moi et sa seule chance serait de m’y forcer sans que mon libre arbitre ne puisse à aucun moment avoir la possibilité de dire non. Pour que le sujet ait du pouvoir sur l’objet, il faut qu’il y ait une libre acceptation de ce pouvoir par l’objet. Sinon, l’objet est soumis à la puissance du sujet et non à son pouvoir. Finalement, c’est donc l’objet qui rend le pouvoir du sujet possible ou non. L’objet autorise donc d’une certaine manière le sujet à avoir du pouvoir sur lui. Le sujet est donc ainsi soumis à une autre autorisation, ou autorité : celle de l’objet sur lequel il prétend avoir du pouvoir.
Nous avons donc vu que tout pouvoir, pour être pouvoir, doit être autorisé, et est donc soumis à des autorités. En premier lieu, la nature doit me permettre de faire telle ou telle chose. En second lieu, je dois être autorisé par la loi, la morale, la religion à pouvoir faire cette chose. Puis, en troisième lieu, il faut que le pouvoir que je prétends avoir soit reconnu par l’objet. Pour que pouvoir il y ait, il faut nécessairement l’accomplissement de ces trois choses, sinon il est autre chose. Sans la première autorisation, il est une possibilité. Sans la deuxième ou la troisième, il est une puissance.
I – 3) L’autorité fait donc le pouvoir et a par conséquent le pouvoir de faire le pouvoir. L’autorité a donc elle aussi un pouvoir. En effet, j’ai la capacité de tuer, car la nature m’en a rendu capable. La nature a ainsi un pouvoir sur mon pouvoir de tuer. Je suis ici soumis au pouvoir de la nature. Mais je suis aussi soumis à un autre pouvoir : celui de l’Etat. Bien que la nature m’ait donné le pouvoir de tuer, l’Etat, lui, ne m’y autorise pas. Il a donc lui aussi un certain pouvoir sur moi, car sans son autorisation, je n’ai que de la puissance. Puis, je suis aussi soumis au pouvoir de ma victime. Si celle-ci ne m’autorise pas à la tuer, je n’en ai pas le pouvoir, mais là aussi, que la puissance. Elle aussi a donc un pouvoir sur mon pouvoir. Mon pouvoir est donc nécessairement soumis à d’autres pouvoirs.
À la lumière de cet examen, il ne semble donc pas qu’il puisse exister de pouvoirs en soi. Tout pouvoir est dépendant d’autres pouvoirs, et sans eux, le pouvoir n’existerai pas. Ces pouvoirs ont donc le pouvoir de faire le pouvoir. Faire que quelque chose puisse exister ou ne pas exister, c’est en effet un pouvoir. Si tout pouvoir dépend d’autres pouvoirs agissant sur lui, c’est donc qu’il n’existe pas, à première vue, de pouvoir en soi : il n’existe pas de pouvoir existant indépendamment de l’influence d’autres pouvoirs.
On voit donc qu’il y a une relation causale entre ces pouvoirs. Le pouvoir que je suis susceptible d’avoir est prisonnier d’une chaîne de pouvoirs, et mon pouvoir n’est probablement qu’un maillon dans cette chaîne. Si j’ai le pouvoir sur quelque chose, il est probable en effet que j’agisse sur les pouvoirs que peut avoir cette chose. J’ai du pouvoir sur cette chose, parce que les pouvoirs qui agissent sur mon pouvoir ont permis cette situation. Puis mon pouvoir agit, avec d’autres pouvoirs, sur le ou les pouvoirs de cette chose. On peut ensuite présumer que ces choses sur lesquelles j’ai du pouvoir ont également du pouvoir sur d’autres choses, et ainsi de suite. Il y a donc bien une causalité des pouvoirs, et tout pouvoir est donc dépendant de cet enchaînement. Mais quel est la genèse et le fonctionnement de cet enchaînement de pouvoir?
II – 1) Une distinction mérite d’être apportée entre deux choses. Celui qui a le pouvoir n’est pas nécessairement celui qui est le pouvoir. Si j’ai le pouvoir, c’est en vue d’obtenir autre chose. Le pouvoir n’est pas une fin en soi. On parle souvent du pouvoir de l’argent. L’argent est un pouvoir, mais n’a pas de pouvoir. L’argent en lui-même ne peut rien faire, il faut que quelqu’un ou quelque chose l’utilise. Or, si j’ai de l’argent, ce n’est pas pour lui : à quoi bon avoir de l’argent, juste pour le plaisir d’en avoir? Non, si j’ai de l’argent, c’est justement pour les choses qu’il me permet d’obtenir. L’argent n’est pas une fin en soi, c’est ce qu’il me permet de réaliser qui est la véritable fin. On objectera que, par exemple, Oncle Picsou ne souhaite rien faire de son argent, et qu’il poursuit la richesse pour elle seule, sans vouloir obtenir quoique ce soit avec son concours. Mais si : l’argent lui permet d’obtenir une certaine jouissance, et dans ce cas, l’argent semble pouvoir faire son bonheur, contrairement au célèbre adage populaire. Dans tous les cas, l’argent n’est donc vu que comme un moyen. Tout comme pour Tony Montana : l’argent est le moyen de son pouvoir qu’il prétend avoir sur les femmes. Si certains semblent vouloir le pouvoir uniquement pour lui, c’est parce que cela leur procure une certaine jouissance, et la fin est leur plaisir, non le pouvoir. Le pouvoir n’est donc toujours qu’un moyen et jamais une fin.
Il y existe un innombrable nombre de moyens pour arriver à une fin. Pour réaliser quelque chose, il y a souvent beaucoup de moyens possibles. Mais ma préférence va faire que je vais choisir un moyen plutôt qu’un autre. Lorsque je vais utiliser ce moyen, ce moyen va devenir pouvoir. Par exemple, l’argent n’est qu’un moyen parmi d’autres qui sont à ma dispositions pour faire quelque chose. Lorsque je vais choisir l’argent pour acquérir quelque chose, l’argent va devenir pouvoir. Il y a donc une multitude de moyen, qui sont des pouvoirs en puissance, et qui ne pourront être des pouvoirs que si je décide des les utiliser comme tel.
Ainsi, le moyen est le pouvoir, et je suis celui qui l’a. Si je veux tuer, j’ai beaucoup de moyens à ma disposition. Je peux par exemple utiliser un tueur à gage. Or, le tueur à gage n’a pas le pouvoir de tuer, il en a uniquement la capacité, c’est-à-dire la puissance. Le pouvoir, c’est moi qui le possède véritablement, et ce pouvoir c’est le tueur à gage. Il n’a pas le pouvoir, mais il est pouvoir. Sans moi, le tueur à gage ne va rien faire : s’il est à gage, c’est justement parce qu’il attend quelque chose pour tuer. C’est le gage que je vais lui donner qui va le transformer en pouvoir, et ce pouvoir va m’appartenir, puisque c’est moi qui l’aurait créé : c’est le fruit d’une manifestation de ma volonté, et la volonté du tueur n’intervient à aucun autre moment que lorsque celui-ci accepte de rentrer à mon service : ce n’est qu’un instrument.
II – 2) Mais une fois de plus, c’est parce que le tueur va se proclamer tueur à gage que je vais pouvoir l’utiliser comme un pouvoir. Je suis donc d’une certaine manière dépendant de lui : ce n’est que parce qu’il m’autorise à l’utiliser comme tueur que je peux le faire. Je suis donc aussi soumis au pouvoir du moyen que je compte utiliser. Et au final, ce n’est donc que parce que l’on m’y autorise que le pouvoir peut m’appartenir. L’Etat m’autorise actuellement à circuler librement. J’ai donc le pouvoir de circuler librement, et ce pouvoir ne m’appartient que dans la mesure ou l’Etat m’autorise à l’avoir.
Mais si demain, l’Etat décide, que par exemple, telle catégorie de personnes dont je fais parti n’a plus le droit de circuler librement, ce pouvoir de circuler ne m’appartiendra plus. En effet, si je reconnais que l’Etat a du pouvoir sur moi, alors je suis sommé d’accepter son pouvoir pour qu’il puisse être tel. Or, s’il décide que demain je n’ai plus le droit de sortir pour l’une ou l’autre raison, je n’ai donc plus le pouvoir de le faire. Si par contre, je souhaite toujours pouvoir le faire, alors cela veut dire que je ne reconnais plus le fait que l’Etat puisse avoir du pouvoir sur moi, et que ce droit à circuler librement me sera donné par autre chose, et que je reconnais donc à la place de l’Etat une autre autorité législatrice dont laquelle je dépendrai, qui pourra être par exemple dans ce cas le droit naturel écrit par la nature et découvert par la raison.
Mais dans tous les cas, on voit bien que le pouvoir que j’ai n’existe pas en soi, que d’une manière ou d’une autre, il dépend d’un autre pouvoir. S’il dépend d’autre chose, cela veut dire qu’il ne m’appartient pas totalement. Pour que quelque chose soit ma propriété, il faut que je puisse en disposer comme bon m’en semble. Si ma voiture m’appartient, et que demain, quelqu’un, sans me demander mon avis, vient la conduire à ma place, alors cela signifie que soit ma voiture ne m’appartenait pas vraiment, soit que si c’était le cas, il s’agit d’un vol. Or, dans le cas du pouvoir, il n’y a pas de vol possible, en raison de son caractère artificiel. Le pouvoir n’est que symbolique. Le fait que je l’ai ou pas ne dépend pas que de moi, le pouvoir que j’ai est soumis à d’autres volontés que la mienne, et en ce sens, on ne peut pas dire que le pouvoir soit une propriété privée. C’est peut-être une propriété, parce qu’il peut m’appartenir, mais elle n’est en aucun cas privée, car elle peut à tout moment m’être dérobée légitimement, sans que l’on puisse qualifier cela d’un vol. Pourquoi? Parce que celui qui fera que mon pouvoir ne sera plus un pouvoir, est aussi nécessairement celui qui a fait que ce pouvoir soit pouvoir. Il est donc aussi créateur, et le pouvoir est donc une création collective où chacun a en quelque sorte un droit d’auteur. Qu’un seul de ces auteurs refuse à celui dont on dit qu’il est le possesseur du pouvoir le droit de l’utiliser, et ce pouvoir ne lui appartient plus. Celui qui a le pouvoir n’est en fait qu’une apparence de possesseur, car le pouvoir appartient à tout ceux qui l’on créé, et chacun à le pouvoir de le néantiser.
II – 3) Tout pouvoir découle donc d’un enchaînement de pouvoirs interagissants ensemble pour permettre à d’autres pouvoirs d’être ou de ne pas être. Mon pouvoir est donc nécessairement subordonné à d’autres pouvoirs, et ceux-ci sont aussi subordonnés à d’autres. De la même façon, sous mon pouvoir se trouvent également d’autres pouvoirs qui ne dépendent que de me bon vouloir, mais aussi du bon vouloir de ceux qui possèdent les pouvoirs en amont du mien.
Or, il est facile de voir que si quelqu’un qui possède un pouvoir en amont du mien décide de ne plus autoriser mon pouvoir, celui-ci ne m’appartiendra plus, puisqu’il n’existera tout simplement plus. Par exemple, l’employeur a des salariés, et c’est au moyen du salaire qu’il leurs verse qu’il peut en espérer quelque chose. L’argent est donc un pouvoir appartenant à l’employeur pour agir sur ses salariés. Mais imaginons qu’un jour, les salariés décident de ne plus reconnaître l’argent comme ayant un pouvoir d’agir sur eux : l’argent perd donc son pouvoir, il n’est plus un pouvoir, et l’employeur n’a donc plus de pouvoir. L’employeur est donc ici d’une certaine manière soumis à ses salariés. C’est les salariés qui font le pouvoir de l’employeur, c’est eux qui ici ont un des pouvoirs qui font que l’employeur a du pouvoir sur eux. Le pouvoir de l’employeur leur appartient donc aussi, puisqu’il dépend d’eux. Sans l’approbation des salariés à reconnaître le pouvoir de leur employeur, l’employeur n’a pas de pouvoir sur eux. Et s’il lui vient l’idée de les prendre comme esclave, alors cet agissement sera le fruit de sa puissance, et non de son pouvoir.
Le pouvoir qu’a l’employeur ne lui appartient pas, puisque il dépend du pouvoir des salariés. Mais le pouvoir qu’ont les salariés sur leur employeur ne leur appartient pas plus. S’ils ont le pouvoir de permettre à leur employeur d’en avoir en acceptant de travailler ou non pour lui, ils ont ce pouvoir uniquement parce que leur employeur leurs permet de pouvoir travailler pour lui. Il donne aux salariés le pouvoir d’accepter ou non de travailler. Sans ce pouvoir qu’il donne aux salariés, les salariés n’auraient pas le pouvoir de donner le pouvoir de les diriger à l’employeur. De même, ce pouvoir qu’a l’employeur de pouvoir donner du travail à ces salariés lui est donné par autre chose, qui peut par exemple être la conjoncture économique qui fait qu’il peut avoir la capacité d’augmenter son personnel, et ainsi de suite. Au final, on voit que l’existence d’un pouvoir est dépendante d’un enchaînement de pouvoir, et que chacun de ces pouvoirs participe de l’existence de ce pouvoir. Nous avons vu que pour qu’un pouvoir appartienne à quelqu’un ou à quelque chose, il lui faut exister. Comme l’existence du pouvoir dépend de l’enchaînement des pouvoirs, son appartenance dépend aussi de cet enchaînement. Le pouvoir appartient donc à tous ces pouvoirs qui participent tous plus ou moins à son existence. Pour utiliser une image, on pourrai dire que le pouvoir est comme un entreprise, le capital de cette entreprise appartenant à d’autres pouvoirs, et la répartition de ce capital décidant de son appartenance. Ainsi, est-il seulement possible de dire que le pouvoir puisse appartenir à quelqu’un? Pourrait-on dire qu’il y a un actionnaire majoritaire du pouvoir?
III – 1) Par « qui a le pouvoir », on peut entendre plusieurs choses, dont l’une serait de trouver le propriétaire du pouvoir. Le code civil définit le régime de la propriété par trois attributs : l’usus, l’abusus et le fructus. L’usus est le droit que l’on a de pouvoir utiliser son bien. L’abusus est le droit que l’on a de disposer de son bien. Enfin, le fructus est le droit que l’on a de disposer des fruits que l’on peut tirer de son bien. Sans pour autant avoir le besoin d’être ainsi codifiés, on voit bien que l’on peut aussi penser le pouvoir ainsi. Le pouvoir a aussi son usus, son abusus et son fructus.
Ainsi, celui qui a l’usus d’un pouvoir est celui qui peut l’utiliser. Pour le pouvoir de gouverner par exemple, ce peut être le Roi qui en est détenteur. Celui qui a le fructus de ce pouvoir n’est nul autre que le peuple, du moins théoriquement : si le Roi a le pouvoir de gouverner, c’est normalement pour le bien de son peuple, et c’est donc ce dernier qui perçoit les fruits de l’usage que fait le Roi de son pouvoir. Dernier point, et sans doute le plus crucial : l’abusus. C’est le droit que l’on a de disposer de son bien. Et comme nous l’avons vu, celui-ci dépend d’une foule de paramètres car le pouvoir dépend nécessairement d’autres pouvoirs, et chacun de ces pouvoirs peut à tout moment décider de néantiser le pouvoir qu’il a constitué. Chaque pouvoir constituant le pouvoir a donc le droit d’abusus sur celui-ci, et c’est bien normal, car s’il ne l’avait pas, on ne pourrait pas parler d’un pouvoir faiseur de pouvoir.
Or, il ne peut y avoir propriété que dans le cas où sont réunis dans la même main le fructus, l’usus et l’abusus. Comment puis-je dire que quelque chose est à moi si je n’ai pas le pouvoir d’en jouir, d’en user et d’en disposer d’une manière absolue? Le pouvoir ne peut donc pas appartenir d’une manière absolue à quiconque et il est abusif de dire qu’un tel a le pouvoir, puisque qu’il n’aura jamais, comme nous l’avons démontré, l’entière liberté de disposer de son pouvoir puisque dans tous les cas, en supposant un individu utilisant le pouvoir à ses propres fins, c’est à dire réunissant le fructus et l’abusus, celui ne pourra avoir la pleine possession de l’abusus, et il risque que son pouvoir disparaisse d’un instant à l’autre.
III – 2) Ainsi en est-il advenu du pouvoir du Roi. Ayant compris qu’il y avait un enchaînement des pouvoirs, l’idée fut de mettre au bout de cet enchaînement Dieu, Dieu étant compris comme un pouvoir en soit, c’est-à-dire se suffisant à lui-même, n’ayant besoin de rien d’autre que lui pour exister. C’était reprendre la preuve (ou argument pour parler comme Kant) cosmologique de l’existence de Dieu. Dieu, qui est Tout Puissant, a donné au Roi cette même puissance avec cependant un domaine d’action plus restreint puisqu’il ne pouvait s’appliquer qu’à la Terre. Donnée par Dieu, force était à tout le monde de reconnaître cette puissance, et la puissance du Roi est devenue pouvoir. L’abusus de ce pouvoir appartenait à Dieu, puisque c’est lui qui avait donné la capacité de gouverner, mais aussi au peuple qui a donné le droit au Roi de les gouverner en reconnaissant ce pouvoir.
Il en était ainsi, jusqu’à ce que les Lumières passent par là, où lors de leur passage, le pouvoir du Roi fut sérieusement malmené. D’une part, beaucoup de peuples ne voyaient plus dans leurs Rois la légitimité de les gouverner. D’autre part, ces mêmes Lumières ont montré que finalement, ce n’était peut-être pas si évident que cela que le pouvoir du Roi lui soit transmis par Dieu, car Dieu n’est en fait qu’une « idée transcendantale » perdue dans la raison et ne représentant rien d’autre qu’elle-même.
Du coup, le pouvoir du Roi lui fut retiré, car l’abusus ne lui appartenait pas. S’il pouvait utiliser ce pouvoir, en aucun cas il ne pouvait en disposer, comme le montre cet exemple. S’il avait le pouvoir, c’est uniquement d’une part parce que le peuple le reconnaissait comme tel, et d’autre part parce que, si l’on veut, les philosophes n’avait pas encore frappé du poing sur la table pour montrer que Dieu n’était aucunement derrière tout cela. On voit donc maintenant très clairement que l’usus, le fructus et l’abusus ne sont pas dans les mêmes mains, et que l’exercice de l’usus et du fructus sont nécessairement soumis au bon vouloir de ceux possédants l’abusus, qui dans le cas de notre Roi, étaient le peuple et la raison. D’une certaine manière, le peuple et la raison étaient actionnaires du pouvoir du Roi. Chacun avaient un droit de veto sur son pouvoir, à tout moment chacun pouvait dire : « Stop! Son pouvoir est nul! ». En raison de ce veto qui donne un pouvoir égal à chaque actionnaire, il n’est donc pas possible de définir un actionnaire majoritaire, et l’on peut dire que l’abusus appartient à tous ceux qui le constituent.
III – 3) Mais que l’on prenne garde d’une chose. « Qui a le pouvoir » ne revient pas à « à qui est le pouvoir ». Répondre à cette seconde question consisterai à rechercher le propriétaire du pouvoir. Or, nous venons de voir que la recherche d’un propriétaire absolu du pouvoir est aporétique. « Avoir » doit donc être compris dans un sens moins restreint que la seule appartenance d’un bien à quelqu’un. Le problème auquel nous sommes confrontés est que « avoir » est polysémique. En effet, nous ne comprenons pas « avoir » dans le même sens lorsque l’on dit « j’ai faim », « j’ai mal », « j’ai un travail », « j’ai la vie », « j’ai une femme », « j’ai le pouvoir », « je l’ai bien eu! », « j’ai 22 ans », « il y a une heure », etc. Il est impossible de dresser toutes les significations que peut revêtir ce verbe, car son sens peut varier du tout au tout selon le contexte de son utilisation. Il nous reste donc à trouver quel peut être son sens dans la situation qui nous intéresse. Que se passe-t-il lorsqu’on dit que quelqu’un a le pouvoir?
En l’occurrence, certainement pas une idée de propriété comme nous l’avons vu, car on ne peut pas définir le pouvoir comme étant une propriété absolu. Ou alors, on entend propriété, mais dans un sens autre que celui du fait de pouvoir jouir, user et disposer de cette chose d’une manière absolue. Par exemple, lorsque je dis que « j’ai une maison », cela veut dire que j’ai un toit sous lequel je peux vivre, mais cela n’implique nullement le fait que j’en sois propriétaire. Je peux tout aussi bien être locataire d’une maison et dire « c’est ma maison ». Dans ce cas, je possède juste l’usus de cette maison : j’ai le pouvoir de l’utiliser, d’y vivre dedans. Et c’est plus sous ce sens restreint qu’il faut entendre « avoir » dans « qui a le pouvoir ». Celui qui a le pouvoir, c’est celui qui peut l’utiliser. Le Roi a le pouvoir parce qu’il l’utilise, même si ce pouvoir est le résultat de l’interaction d’autres pouvoirs. Ainsi, celui dont on dit qu’il a le pouvoir est d’une certaine manière, le locataire de celui-ci. Nul besoin est de connaître le réel propriétaire – et de toute façon, c’est impossible – pour savoir qui a le pouvoir : c’est tout simplement le locataire, celui qui habite le pouvoir que d’autres on construit.
Ainsi en est-il par exemple d’une démocratie représentative. Le peuple est au fondement de cet ordre politique, le peuple a le pouvoir de bâtir ce système, système qui aura un certain pouvoir sur ce même peuple. Le peuple va ensuite élire certaines personnes chargées de le représenter dans ce système. Ces représentants seront donc ceux qui auront le pouvoir, bien que ce ne soit pas eux qui l’ont bâti. Elles ont le pouvoir du moment que les électeurs les ont désignées. Mais que demain leurs mandats prennent fin, ou que le peuple se soulève et ne reconnaisse plus l’autorité de ce système, alors leur pouvoir n’existe tout simplement plus : le peuple conserve d’une manière ou d’une autre le pouvoir de néantiser le pouvoir qu’il attribue à ses représentants. Le peuple a construit la maison démocratique car il en avait le pouvoir (même si cette construction dépend d’autre facteurs, car qui a donné au peuple le pouvoir de construire?), et les représentants sont les locataires de cette maison, et c’est pourquoi on peut dire que les représentants ont le pouvoir.
Le pouvoir représente plusieurs choses : une idée de capacité, une idée de droit, une idée d’autorité. Or, c’est une autorité qui fait que l’on ait cette capacité ou non, que l’on ait ce droit ou non. L’autorité étant elle aussi un pouvoir, le pouvoir dépend nécessairement d’un autre pouvoir. De plus, pour que le pouvoir puisse exister il lui faut être accepté comme tel à la fois par le sujet et par l’objet de son exercice. Sans l’acceptation de l’objet, il est puissance, sans l’acceptation du sujet, il reste un moyen. Le pouvoir est donc quelque chose de totalement artificiel, puisque soumis à un acte de la volonté de multiples parties.
Et si l’on entend souvent dire que « les hommes veulent avoir le pouvoir », nous pouvons maintenant répondre à ceux-là qu’ils ne font que poursuivre des chimères. En effet, nous avons vu que le pouvoir, par son caractère artificiel, ne peut être une propriété absolue, car l’usus, le fructus et l’abusus ne seront jamais dans les mêmes mains. Si l’on entend de quelqu’un dire qu’il a le pouvoir, nous savons maintenant que nous devons comprendre cela par le fait qu’il ne détient que l’usus, et qu’il n’a que le pouvoir d’utiliser ce pouvoir. Le pouvoir ne peut donc appartenir à personne, et seule son utilisation peut-être un objet dont on peut dire qu’il appartienne à quelqu’un.
La prise de conscience de ce caractère purement factice du pouvoir a des conséquences. La première est que nous nous rendons compte que finalement, nous sommes libre d’obéir ou non à celui qui prétend avoir du pouvoir sur nous : son pouvoir, il ne le possède pas vraiment. L’homme devient ainsi libre. Mais la seconde conséquence est le revers de la médaille de la première. En découvrant cette fragilité du pouvoir, nous nous rendons compte par conséquent de la fragilité de tous ceux prétendant en avoir, c’est-à-dire de toutes les autorités. Or, sans elles, comme nous l’avons vu dans le cas du tueur, la tentation nihiliste n’est jamais très loin.
[amtap book:isbn=2070729680]