Rions un peu avec Kant
Kant, ou tout du moins son œuvre, a la réputation d’être austère. Son refus de tout style ampoulé pour son aride philosophie se fonde sur le motif que
L’éloquence, dans la mesure où l’on entend par là l’art de persuader, c’est-à-dire (en tant qu’ars oratoria) l’art d’abuser par la beauté de l’apparence, et non pas simplement l’art de bien parler (la qualité de l’élocution et le style), est une dialectique n’empruntant à la poésie que ce qui est nécessaire pour gagner les esprits, avant qu’il y ait exercice du jugement, en faveur de l’orateur et pour s’emparer de leur liberté ; en ce sens, on ne peut la conseiller ni pour le tribunaux, ni pour les chaires.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 53 « Comparaison de la valeur esthétique respective des beaux-arts », GF, trad. A. Renaut, p. 314.
Néanmoins, cela n’empêche pas Kant d’être un petit plaisantin à ses heures, et de nous faire goûter par endroit à l’humour prussien, qui était aussi réputé au XVIIIe siècle que l’humour anglais ou juif l’est de nos jours. De cela, on en doutait déjà pas, à en croire le portrait que Thomas de Quincey dressait du philosophe dans Les derniers jours de Kant, et aussi celui du si mystérieux mais tant nécessaire Jean-Baptiste Botul dans La vie sexuelle d’Emmanuel Kant. Aussi devait-on sacrément se poiler à Königsberg, tout comme Euler devait franchement rigoler à tenter d’y franchir les sept célèbres ponts en une seule fois, en passant par un seul endroit. Qu’on en juge :
Quand quelqu’un raconte qu’un Indien qui, à Surate, voyait ouvrir, à la table d’un Anglais, une bouteille d’ale et toute cette bière, transformée en mousse, jaillir de la bouteille, manifestait à grand renfort de cris son profond étonnement et, lorsque l’Anglais lui demandait en quoi il y avait là matière de s’étonner, répondait : « En fait, je ne m’étonne pas que cela sorte de la bouteille, mais que vous ayez pu l’y introduire », nous rions, et cela nous procure une cordiale gaieté : non que nous nous estimions plus intelligents que cet ignorant, ni qu’il y ait quelque chose dont notre entendement nous ferait remarquer ce que cela a de plaisant ; mais nous étions dans la tension de l’attente, et soudain tout cela s’anéantit.
De même, quand l’héritier d’un riche parent veut organiser pour celui-ci des funérailles très solennelles, mais de plaint qu’il n’arrive pas à mener à bien son projet, car, dit-il, « plus je donne de l’argent à ceux que j’emploie pour paraître affligés, plus ils semblent gais », nous rions alors bien fort, et la raison en est qu’une attente est soudain anéantie. Il faut bien remarquer que cette attente ne doit pas se transformer dans le contraire positif d’un objet attendu – car c’est là, toujours, quelque chose, et cela peut souvent attrister -, mais qu’elle doit s’anéantir. Car si quelqu’un crée en nous une grande attente en racontant une histoire et que, dès la chute, nous découvrons qu’elle était dénuée de vérité, cela nous procure un déplaisir – comme quand, par exemple, on raconte l’histoire de gens qui, sous l’effet d’un grand chagrin, ont vu leurs cheveux devenir gris en une nuit. En revanche si, pour répliquer à une telle histoire, un autre faiseur de plaisanteries raconte de manière très circonstanciée la douleur d’un marchand qui, revenant des Indes en Europe avec tout son pécule sous la forme de marchandises, s’est vu contraint, lors d’une tempête redoutable, de tout jeter par-dessus bord et en conçut un chagrin tel que sa perruque en devint grise durant la même nuit, nous rions et cela nous fait plaisir, parce que, pendant un moment, nous jouons avec notre propre méprise concernant un objet qui, au reste, nous est indifférent, ou plutôt nous jouons avec l’idée que nous poursuivons encore en la lançant de-ci, de-là, comme une balle, et en pensant uniquement à l’attraper et à ne pas la laisser échapper. Ce qui suscite ici le plaisir, ce n’est pas de confondre un menteur ou un sot ; car, par elle-même, cette dernière histoire, si elle était racontée avec un sérieux affecté, plongerait une société dans un rire franc, tandis que la précédente ne serait d’ordinaire pas digne d’attention.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 54 « Remarque [qui vaut la peine, serait-on tentés d’ajouter] », GF, trad. A. Renaut, p. 321-322.
Ces lignes sont parmi les plus émouvantes, et les plus importantes, de tout le corpus kantien. Mieux que les formes de l’intuition, que les catégories de l’entendement ou que les Idées de la raison, voici les principes du comique enfin mis à nus. Les continuateurs de Kant, parmi lesquels Bergson (Le Rire : essai sur la signification du comique), Marx (surtout Groucho ; Karl un peu moins, car il était plus hégélien) et Raymond Devos, sauront s’en souvenir.
[amtap book:isbn=2841420302]
[amtap book:isbn=2842054245]
[amtap book:isbn=2080710885]
29 avril 2009 à 20:21 Luccio[Citer] [Répondre]
Tu sembles avoir oublié un fameux disciple qui lui aimait faire des blagues, ou tout simplement dire des choses méchantes mais rigolotes.
Soit dit en passant, il est méchant de se moquer de Kant et de faire des pages présentes les plus importantes de son oeuvre, c’est oublier tout le temps qu’il a consacré à sa géographie [Rire : on s’attendait à un débat de doctrine et l’attente est anéantie (néantisée pas le locuteur ?)]. En outre, si à Königsberg on ne faisait pas les meilleures blagues, mais celles des autres avaient du succès, en témoigne l’accueil chaleureux que Kant a fait à l’Emile ou à la doctrine de Moscati qui nous dévoile que nos corps sont encore fait pour qu’on marche à quatre pattes, ce qui explique qu’on a mal à la tête quand on a mal à la tête.
Pour finir, je suis moi-même convaincu que Kant était un gai luron, averti de nombre tours d’esprit, mais qu’il rechignait à les employer car il ne voulait pas les voler à leurs auteurs. Il n’a en fait utilisé que ceux qui étaient tombés dans le domaine public, ne voulant pas s’afficher à la page des plaisanteries les plus fines.
En espérant que ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire. Mais si c’est le cas, vu que je viens en second, je réclame le rôle de celui qui tend la passoire.
ps: en note au pragraphe 79 de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, traduite, entre autre, par Michel Foucault (si cher à Oscar Gnouros), Kant nous dévoile une anecdote, elle est tellement drôle que je n’hésite pas à vous la raconter, car je n’en ai pas l’intention [Itou, Rire : on s’attendait à une bonne blague et on ne l’a pas].