Il devient banal de souligner la multiplicité de Montaigne. Il n’y a en effet pas un, mais une infinité de Montaigne dans les Essais. Un passe-temps favori de l’auteur est de s’émerveiller dès qu’il le peut de cette différence, de souligner qu’il est comme un flux héraclitéen qui sans cesse change. « Distinguo est le plus universel membre de ma logique » nous dit-il, maxime qu’il s’efforce d’appliquer à chaque sujet, trouvant, dans ce qui semble a priori le plus simple et le plus convenu, la complexité la plus inattendue. De son dessein de se peindre « tout entier et tout nu », il en ressort le tableau d’un homme qui est différent à chaque page, car à chaque fois envisagé selon un autre point de vue. Montaigne use en effet souvent de ce verbe « peindre ». Comme le remarque Philippe Desan [1], il est un inventeur de l’impressionnisme avant l’heure, se plaisant à ne donner du réel que ce que sa conscience en remarque sur l’instant, pouvant dresser ainsi des images presque opposées d’un même objet à quelques moments d’intervalle, tout comme Monet rendait vingt toiles de la cathédrale de Rouen en une seule journée. Ainsi les commentateurs se perdent-ils dans les chemins ouverts par Montaigne : certains le disent athée, d’autres fidéiste ; certains le dépeignent hédoniste, d’autres ascète ; certains le catapultent réformateur, voire révolutionnaire, d’autres conservateur.
Le socratisme de Montaigne
La vénération que Montaigne porte à Socrate ne fait qu’augmenter au fur et à mesure de la rédaction des Essais. Loin cependant de participer à la célébration de « Saint Socrate » (Érasme) à l’entendement « plus qu’humain » (Rabelais), il débarrasse le personnage de Socrate des scories métaphysiques dont l’avaient revêtu les penseurs renaissants, pour faire de lui un parangon d’humanité.
Ainsi, il y a dans les Essais non pas un, mais des Socrate. Est-on alors condamnés à envisager le socratisme de Montaigne comme un concept vague et mal formé, sans cesse changeant ? Socrate est-il héraclitéen ? Ou est-il au contraire possible de discerner dans le texte montaignien des figures socratiques bien marquées et définies ? Pour le dire avec le vocabulaire wébérien, est-il possible de dessiner des « idéal-types » des Socrate qui jouent dans les Essais ? Il serait alors possible de définir le socratisme de Montaigne comme à la croisée de toutes ces figures.
Lire la suite »
Comment rendre compte de cette multiplicité des visages de Socrate chez Montaigne ? Comment Montaigne peut-il revendiquer une filiation à ce Socrate qui ne semble jamais être le même d’une page à l’autre des essais ? Y a-t-il un procédé utilisé par Montaigne afin de passer outre ces contradictions ? Une méthode qui permette de réconcilier ces Socrate opposés les uns aux autres ? Lire la suite »
Hegel [1] refusait d’accorder à Montaigne le statut de philosophe, comme si celui-ci n’appartenait pas à l’histoire de la pensée, à l’histoire de la philosophie. Pourtant, il est clair que Montaigne s’avère décisif sur bien des points pour comprendre notre modernité. De Socrate, Montaigne tirait des leçons pratiques adaptées à son temps ; pour le lecteur de Montaigne d’aujourd’hui, il est possible d’en faire de même à partir des Essais. Car, n’en déplaise à Hegel, Montaigne marque un tournant dans la pensée européenne quant aux rapports qu’elle entretient avec le légendaire, la connaissance et l’homme. Par conséquent, quels enseignements peut-on tirer du, ou plutôt des socratismes de Montaigne ? Lire la suite »
À envisager le socratisme de Montaigne, on craignait a priori de se perdre dans une jungle montaignienne peuplée d’une infinité de Socrate opposés les uns aux autres. Cette peur n’était pas infondée : nous avons en effet trouvé trois Socrate. Ces trois Socrate sont des « idéal-types », des figures abstraites, épurées à dessein, qui ne se rencontrent jamais telles quelles dans le texte. Ainsi en est-il de ce Socrate idéaliste, qui préféra mourir de la ciguë, plutôt que de renoncer à sa « science de s’opposer ». Ou de ce Socrate machiavélique qui lui est opposé, capable de dompter la mauvaise fortune en transigeant sur les principes, par l’ironie. Mais sans doute est-ce le Socrate « homme ordinaire », sorte de figure intermédiaire entre ces deux dernières, qui, loin d’être « excellent », est le plus proche de ce que Montaigne concevait.